Hors collection - Les États d'exception, un test pour l'État de droit (Revue du Droit Public - Numéro spécial) - 62

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ALEXANDRE VIALA
sophisme épistocratique qui permet au pouvoir de « mieux cacher des choix
éminemment politiques » (10). Cette stratégie était d'autant plus grossière que
les données à partir desquelles elle fut déployée durant cette crise ne faisaient
pas encore l'objet, tout au moins lors des premiers mois de la pandémie, d'un
consensus scientifique suffisamment fiable. Contrairement à la théorie de la
rotondité de la Terre, qui n'est aujourd'hui contestée que par des milieux sectaires
et obscurantistes, la science du nouveau coronavirus, apparu et découvert
en Chine à l'automne 2019, ne relève pas encore de la connaissance
mais de la recherche qu'Emmanuel Macron, dont le proche entourage louait
complaisamment les compétences scientifiques (11), semblait malencontreusement
confondre. Davantage que la connaissance, la recherche doit être éminemment
protégée de ces hasardeuses opérations d'instrumentalisation car elle
est un objet encore plus précieux : elle est la science en train de se faire et ne
saurait être, dans ces conditions, regardée par les responsables publics comme
frappée du sceau de la certitude. Certes, dans les moments graves, le salut de
notre santé repose sur le concours de la science et rien ne justifie le dénigrement
et les attaques dont elle fut la cible de la part des gouvernants populistes
qui, dans leur déni de la réalité de l'épidémie, ont cru voir en elle, à l'instar de
Jair Bolsonaro ou Donald Trump, la représentation fantasmée du monde des
élites qu'ils ne cessaient de fustiger. Mais si la science peut et doit utilement
éclairer le pouvoir, celui-ci succombe parfois à la tentation de s'en servir et la
démocratie est alors en danger.
Le sophisme épistocratique a même connu dans l'histoire ses propres
dérives monstrueuses. C'est ainsi que les juristes nazis se sont réclamés de la
biologie pour légitimer la législation raciale du iiie
Reich, comme en atteste
la définition du droit national-socialiste que livra Adolf Hitler : une « biologie
appliquée » (12). Là encore, ce n'est pas la science elle-même qui adoptait
une dérive prescriptive ; c'est le politique qui l'instrumentalisait, par l'intermédiaire
de ses juristes affidés, afin de parer ses monstrueuses initiatives du
sceau de la vérité. Mais indépendamment de ce cas extrême, on trouve le
même type de sophisme pour justifier des politiques publiques qui incarnent
aujourd'hui une vision néolibérale du monde économique. Elles sont revendiquées
par leurs thuriféraires au moyen d'arguments qui laissent entendre
que leurs adversaires nient l'évidence scientifique. À titre d'exemple, Pierre
Cahuc et André Zylberberg considèrent que la science économique étant
devenue une science expérimentale analogue à la biologie (13), le fait de
(10) Chevrier R., « Laissons la science tranquille ! », Le Monde 7 févr., p. 32.
(11) Lemarié A., « Emmanuel Macron, le président " épidémiologiste " », Le Monde
31 mars 2021, p. 7.
(12) V. Chapoutot J., La loi du sang. Penser et agir en nazi, 2014, Gallimard ; id.,
La révolution culturelle nazie, 2017, Gallimard.
(13) Dans un récent essai, la philosophe Barbara Stiegler évoque une « colonisation
progressive du champ économique, social et politique par le lexique biologique
REVUE DU DROIT PUBLIC - N° Spécial-2021

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