Les Mélanges - Mélanges en l'honneur de Philippe Théry - 412

388 Le rôLe des perceptions en droit : dette et endettement au xxe siècLe
autre prêteur, plus exigeant encore pour sa rémunération. tel était d'ailleurs le
malheur de l'endettement : l'ombre de l'insolvabilité planait sur une dette progressivement
alourdie, au point qu'il arrivait qu'on ne puisse plus faire face.
c'était alors la faillite, la déconfiture en matière civile3
; somme toute des situations
d'infamie sociale. cette défaillance finale aggravait la faute initiale, en
marquant le débiteur d'une véritable flétrissure. ce qui explique les stratégies
d'esquive à l'égard de l'endettement, qui se constatent dans le passé - tout, plutôt
que l'endettement ! Quand il se révèle inévitable, il constitue une sorte de lien de
sociabilité d'une extrême subtilité4
dans des Livres de raison du xviiiie
. ce qui pouvait du reste confiner à l'absurde :
siècle, on lit qu'un bon père de famille ne
s'endette que lorsqu'il dispose par avance des moyens de se libérer...
cette réprobation sociale a constitué un phénomène de psychologie collective
qui s'est maintenu jusqu'au milieu du xxe
siècle, avant une soudaine inversion de
polarité dans l'après-guerre. À la fin des années soixante, un endettement systématique
de niveau important devient une norme individuelle, en même temps
qu'un des piliers porteurs de la société de consommation. Les prêteurs institutionnels
se multiplient pour susciter une offre de crédit toujours plus abondante.
sur le modèle américain, il faut que chacun puisse profiter de tous les bienfaits
matériels, fût-ce au prix d'un endettement durable. dans cette perspective,
aucune connotation morale ne doit plus s'attacher au verbe devoir. dans les
esprits, l'obligation de payer ses dettes perd de son impérativité ancienne ; le paiement
n'a pas cessé d'être obligatoire, mais l'impécuniosité est désormais admise,
conçue comme une sorte de péripétie du crédit. il arrive que le débiteur soit
insolvable : après tout, plaie d'argent n'est pas mortelle - pour le créancier s'entend.
Mieux encore, la défaillance profite à l'occasion au débiteur : des techniques de
gestion de l'endettement ont émergé dans lesquelles le paiement est considéré
comme une option - la plus naturelle à coup sûr, non la plus favorisée. À l'occasion,
l'insolvabilité peut être choisie de façon stratégique, bien loin de la honte
ancienne qui s'y attachait.
il est ainsi devenu habituel de vivre avec un niveau d'endettement conséquent,
situation patrimoniale qui se gère sans embarras tant elle s'est répandue et normalisée
- c'est-à-dire devenue norme de comportement.
3. ce renversement de la perception sociale de la dette a libéré un espace juridique
nouveau, en expansion constante, où Philippe Théry a investi une large
part de son insatiable curiosité pour le droit.
tant qu'elle était refoulée par une société apeurée par les risques qu'elle suscitait,
la dette se tolérait quand les circonstances y contraignaient ; encore
3. Pourquoi son régime n'a-t-il pas prospéré en droit, alors qu'il caractérise une sorte de
faillite civile ? dans ses Institutes coutumières (Livre 4, titre 6, n° 16), raisonnant sur la
coutume de Paris, Loisel écrivait « déconfiture est quand le detteur fait rupture et faillite, ou
qu'il y a apparence notoire que ses biens, tant meubles qu'immeubles, ne suffiront pas au
paiement des dettes ». Quant à son régime, il suffit de constater les bien pauvres observations
de la Jurisprudence Générale, V. obligations, aux n° 1296 et s.
4. L. Fontaine, L'économie morale. Pauvreté, crédit et confiance dans l'économie de l'Europe
préindustrielle, gallimard, 2008.

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