Bibliothèque constitutionnelle et de science politique - Tome 160 - Les actes nuisibles à la vie en société - 167

LES EXIGENCES DE LA VIE SOCIALE ET L'ORDRE PUBLIC
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d'identité officielles qui ne peuvent pas être faites à visage couvert54
. En outre,
l'accès à certains lieux publics est déjà interdit à une femme entièrement voilée :
c'est le cas de l'entrée de certains consulats, des zones sécurisées dans les aéroports,
ou des bureaux de vote55
. Le Conseil conclut qu'une interdiction générale et
absolue contreviendrait aux droits protégés par la Constitution de 1958 et la
Convention européenne des droits de l'Homme. Quant à une interdiction ponctuelle,
elle existe déjà.
En d'autres termes, c'est le fait que l'espace public soit visé qui inquiète le
Conseil d'État. Et pour cause : seule l'invocation d'un trouble à l'ordre public
matériel et plus particulièrement à la sécurité publique aurait pu justifier une
interdiction aussi large. Or, « la sécurité publique, qui constitue la principale
composante de l'ordre public matériel, ne pourrait pas non plus fonder une interdiction
générale du seul voile intégral »56
. Quant aux valeurs fondamentales, le
Conseil d'État confirme ce que les différents intervenants ont déjà pu expliciter
devant la mission d'information : ni la laïcité, ni la dignité, ni l'égalité hommefemme
ne sont opérants pour justifier une interdiction aussi large. Enfin, le
Conseil d'État se fera plus directif concernant l'utilisation d'un concept renouvelé
d'ordre public immatériel.
303. Pour commencer, le Conseil d'État donnera une définition de cet ordre
public dans les termes suivants : « On pourrait soutenir que l'ordre public répond
à un socle minimal d'exigences réciproques et de garanties essentielles de la vie en
société, qui, comme par exemple le respect du pluralisme, sont à ce point fondamentales
qu'elles conditionnent l'exercice des autres libertés, et qu'elles imposent
d'écarter, si nécessaire, les effets de certains actes guidés par la volonté individuelle.
Or, ces exigences fondamentales du contrat social, implicites et permanentes,
pourraient impliquer, dans notre République, que, dès lors que l'individu
est dans un lieu public au sens large, c'est-à-dire dans lequel il est susceptible de
croiser autrui de manière fortuite, il ne peut ni renier son appartenance à la société,
ni se la voir déniée, en dissimulant son visage à autrui au point d'empêcher toute
reconnaissance »57
. Le Conseil d'État ajoute que ces exigences minimales de la vie
rendues dans le
en société pourraient inclure la prohibition de la polygamie et de l'inceste, déjà
condamnés par le Conseil constitutionnel dans deux décisions58
courant des années 1990.
Après avoir donné une définition de ce que pourrait recouvrir l'ordre public
sociétal, la haute juridiction se refuse à déclarer ce concept opérant pour permettre
une interdiction aussi large du voile intégral. La raison en est simple : cette
portion de l'ordre public n'a jamais été conceptualisée, ni invoquée, et n'existe pas
chez nos voisins européens. Ce serait donc un saut dans l'inconnu bien trop risqué
pour les droits et libertés des citoyens français59
.
54. Conseil d'État, Étude relative aux possibilités juridiques d'interdiction du voile intégral,
Rapport adopté par l'Assemblée Plénière du Conseil d'État, 25 mars 2010, p. 10-11.
55. Ibid. p. 11-12.
56. Ibid. p. 20.
57. Ibid. p. 26-27.
58. Conseil constitutionnel, Décision n° 93-325 DC du 13 aout 1993, Loi relative à la maîtrise de
l'immigration et aux conditions d'entrée, d'accueil et de séjour des étrangers ; Conseil constitutionnel,
Décision n° 99-419 DC du 9 novembre 1999, Loi relative au pacte civil de solidarité.
59. BÉCHILLON (D.), « Voile intégral : éloge du Conseil d'État en théoricien des droits
fondamentaux », RFDA, 2010, p. 467-476.
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