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De ces périodes troublées, il s'attacha à évoquer souvent des êtres accusés à tort de crimes, de
trahison, de désertion, d'atteinte à l'honneur de la patrie, mais il le fit non en avocat de la défense
mais en grand historien qui suivit le conseil de Pierre Mendès France à propos de son travail en
cours sur Dreyfus : « ne simplifiez pas »19
. Conseil inutile car c'est avec un sens inné de la nuance,
de l'analyse enveloppante et sophistiquée, en retraçant la complexité des acteurs, leurs hésitations
ou leurs revirements, et en dissipant les interprétations hâtives ou les légendes (notamment dans
L'Affaire) que Jean-Denis Bredin conduisit naturellement son œuvre, dont nous percevons peutêtre
mieux aujourd'hui, avec le recul, l'unité foncière.
Une première ligne d'unité me semble venir d'une réflexion sur l'évolution de la justice française,
surtout depuis les efforts de l'Assemblée Constituante, et son échec partiel, pour construire
une nouvelle justice à travers la loi du 27 novembre 1790 instituant le Tribunal de Cassation.
Mais vite, écrit Bredin, « la Révolution et les guerres obligèrent. « Le mot de jurisprudence,
assurait Robespierre, dans son discours du 18 novembre 1790, doit être effacé de notre langue.
La jurisprudence des tribunaux n'est autre chose que la loi ». Commença la dictature judiciaire
des tribunaux aux ordres du pouvoir en place »20
. Dans son Introduction à l'étude du procès de
Riom, Bredin retrace l'évolution de la justice jusqu'à la Cinquième République, avec sa succession
de statuts fragiles, ses épurations, ses tribunaux d'exception, et il exprime à cette occasion une
interrogation, à propos d'une altération profonde des principes qui fondent l'idée de justice dans
notre civilisation, achevant son analyse par cette phrase : « cette parodie de justice, qui a inspiré le
gouvernement de Vichy tant soucieux de déshonorer la démocratie, serait-ce, hélas, le visage ordinaire
de la France ? »21
. Cette inquiétude portait moins sur les juges, si souvent indépendants et
intègres, que sur une fragilité de structure, et surtout sur le mot de Robespierre, voulant bannir le
mot jurisprudence. Dans ses livres, et aussi dans nos conversations, revenait la question lancinante
du positivisme juridique, et de ses effets. Comment comprendre que des juristes aussi éminents
que Joseph Barthélémy, ou Georges Ripert, ou Percerou, et bien des membres du Conseil d'État,
s'en soient tenus à l'exégèse de la loi, en des moments cruciaux où auraient dû être invoquées la
nature et la puissance des principes, élaborés surtout par la jurisprudence, parfois hors texte ou
contre les textes, pour assurer les garanties fondamentales des personnes et les fondements constitutionnels
du procès ?
C'est ce drame qui était, au long de ses ouvrages, le sujet de Jean-Denis Bredin, à travers l'histoire
des accusés, qui ont invoqué une idée de la France plus forte que leurs censeurs, et de ceux
qui se sont élevés avec courage, comme Bernard Lazare, pour les appuyer.
Il me semble aussi que, pour Jean-Denis Bredin, son travail de chercheur infatigable impliquait
une autre question, presque indicible, autour de la parole et du nom.
Dans les pages de L'Affaire évoquant la dégradation de Dreyfus, Bredin multiplie les notations
ou les citations à propos de la voix de Dreyfus, qui hurle son innocence « d'une voix métallique et
19. Daniel Rondeau, « L'affaire Mendès France », L'Express, 3 octobre 2003.
20. Jean-Denis Bredin, L'infamie, Le procès de Riom, février-avril 1943, op. cit., p. 16.
21. Idem, op. cit., p. 19.
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