Revue Droit & Littérature - Revue Droit & Littérature N°6-2022 : À travers champs - 191

Le thème
perdant le bâtiment d'habitation5. Mais, héritant de deux de ses frères6
, Léon Nikolaïevitch, à la
trentaine, retrouve un patrimoine consistant : pour certains domaines, il restera quelques années
en indivision avec Serge, celui de ses frères encore vivant, puis avec le partage, en janvier 1870, il
disposera d'importantes superficies en propriété exclusive. Mais, à ce moment-là, le comte Léon
Nikolaïevitch Tolstoï, bien que ses premières publications l'aient fait reconnaître comme écrivain7
,
s'est déjà mis à vivre en « pomiétchik », en gentilhomme terrien. Il est loin de se refermer sur luimême.
En octobre 1857, son goût de la nature le conduit à présenter au ministère des domaines
un projet de reboisement pour le gouvernement de Toula, qui, à cause de son coût, ne sera pas
retenu. Il s'intéresse beaucoup à l'instruction des enfants de paysans, ouvrant une école, diffusant
une publication pédagogique. Surtout il se passionne pour la condition des serfs, propose, avec
un succès limité, l'émancipation dans son domaine, avant même les réformes d'Alexandre II ; il
suit les travaux de préparation de celles-ci, y allant même de quelques suggestions personnelles.
Lorsque le Statut abolissant le servage sera promulgué (le Manifeste du tsar est du 19 février
1861), il effectuera quelque temps les fonctions d'arbitre de paix dont la compétence était d'exercer
une médiation dans les conflits entre un propriétaire et ses anciens serfs.
Léon Nikolaïevitch se marie, en septembre 1862, avec la jeune Sophie Bers, qui se révèle, en
même temps qu'une épouse aimante, une bonne collaboratrice pour l'écrivain et, par la suite, une
gestionnaire vigilante. La famille s'agrandit rapidement, ce qui génère de lourdes charges, mais
Tolstoï est un auteur à succès qui percevra, en particulier pour Guerre et paix, de substantiels droits
d'auteur. Qu'une occasion se présente, on achète quelque bien (terre, forêt, même un moulin).
On fera des extensions de bâtiments à Iasnaïa Poliana8
. Mais l'attrait pour la propriété foncière
n'apparaîtra jamais aussi vif, qu'avec les importantes acquisitions réalisées dans le lointain pays
des Bachkirs, au Sud-Est de la Russie. La prospection et les implantations dans les steppes méritent
qu'on s'y arrête, car elles ne sont pas sans rapport avec l'évolution spirituelle de l'écrivain. Des
terres, dont les bénéficiaires de largesses du tsar étaient propriétaires, pouvaient être revendues et
Tolstoï, avec l'accord, sinon à l'instigation de Sofia, voulant investir, part dans la région de Panza,
au cours de l'été 1869, pour des négociations relativement à une affaire qui ne se conclura pas.
Il fait étape à son retour dans la modeste localité d'Arzamas et sa nuit, à l'auberge, est cauchemardesque.
À deux heures du matin, il a une crise d'angoisse telle que soudain la vie, sa vie, lui
apparaît absurde9
des pensées de suicide, avant d'adopter une longue démarche interrogative sur la science et la
religion qui le régénérera.
5. Comme Dostoïevski, Tolstoï a eu ses années d'addiction au jeu. Plus fortuné, il n'en arrivait pas, comme celui-là au bord de la
misère. Mais les ventes de villages, auxquelles il doit se résoudre, sont tout de même pitoyables (il y en a eu plusieurs et d'importance,
Iagodnaïa, par exemple, dont l'officier éphémère doit se séparer en 1853, comprend 135 dessiatines et une trentaine de serfs de sexe
masculin). Et, plus encore, la cession à bon marché, pour cause de dette de jeu à payer d'urgence, de l'habitation où Léon Nikolaïevitch
était né. La construction en bois, qui fut un temps « le cœur d'Iasnaïa Poliana », sera démontée par l'acquéreur et installée à une
vingtaine de kilomètres. Près de cinquante ans plus tard, l'écrivain viendra s'attendrir sur ses ruines (Journal du 6 décembre 1897).
6. Dmitri meurt Ie 22 janvier 1856, Nicolas le 20 septembre 1860, l'un et l'autre sans descendance. Leurs frères Léon et Serge sont
leurs héritiers, mais non leur sœur, selon le droit russe alors en vigueur.
7. Il a publié la trilogie Enfance, Adolescence, Jeunesse, à partir de 1852, puis Récits de Sébastopol, en 1855 et 1856.
8. Sur l'aménagement d'Iasnaïa Poliana, les opérations immobilières et les problèmes de gestion des propriétés dans les années
1853-1858 qui suivent immédiatement le mariage de Tolstoï et pendant lesquelles s'écrit Guerre et paix, Raymond Legeais, Tolstoï et le
droit, les expériences juridiques d'un écrivain et les leçons d'un indigné, LGDJ Lextenso, 2013, p. 62 et s.
9. Il rappellera et commentera cette nuit dans Notes d'un fou d'octobre 1893.
Droit & Littérature - Numéro 6 191
. Il en est si affecté qu'ensuite, pendant quelque temps, il doit se défendre contre

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