Revue Droit & Littérature - Revue Droit & Littérature N°6-2022 : À travers champs - 194

Le thème
les acquisitions que l'écrivain fait dans les steppes du Sud-Est, car, alors que la transformation
spirituelle de celui-ci a commencé, cette extension de propriété, pour un « pomiétchik » qui en
est déjà si bien pourvu, apparaît presque comme une extravagance. Malgré la nuit d'Arzamas et
l'échec dans l'achat qui s'était produit alors, Léon Nikolaïevitch persévère à chercher, à près de
mille verstes d'Iasnaïa Poliana, des opportunités dans les terres bachkires, en particulier dans la
région de Samara. Et les acquisitions qu'il y réalise sont impressionnantes.
Tolstoï devient là-bas propriétaire d'un premier domaine en 1871 : 2 700 dessiatines, achetée
au général Touchkov qui les avait reçues en cadeau du tsar (prix d'achat : sept roubles cinquante
la dessiatine). La motivation était complexe : extension de la fortune dans l'intérêt de la famille,
mais aussi préoccupations de santé (le koumys, lait de jument fermenté, faisait du bien à l'écrivain
et il était particulièrement facile d'en obtenir chez les bachkirs). Il y avait sans doute aussi d'autres
raisons moins prosaïques : un besoin de dépaysement, de nouvelles expériences. Lorsque, dans ses
souvenirs, la comtesse Sofia évoque cette acquisition, elle dépeint son mari comme propriétaire
encore boulimique et passablement irréaliste17
, mais elle nous rend sensible aussi à quel point ces
terres lointaines ont pris de l'importance pour les Tolstoï.
Léon Nikolaïevitch s'intéresse au nouveau domaine. Il en organise l'exploitation et il y fait plusieurs
séjours, accompagné ou non de sa famille. On a peu de détails pour les années 1871 et 1872. Mais, la
comtesse ayant accompagné son mari et découvert les steppes en 1873, on doit à sa plume des évocations
suggestives18
. Son mari est parti en mai ; elle le rejoint début juin, avec ses enfants - le plus jeune
n'ayant qu'un an ! - et la famille reste en pays bachkir jusqu'au début d'août. On se rend compte
de l'importance et de la difficulté du déplacement, de l'absence de confort, mais aussi de ce qu'il y
avait d'aventure et de diversité dans les occupations. Sofia a aimé que le domaine soit au pied d'une
montagne assez haute et pointue qu'elle pouvait escalader en trouvant toutes sortes de fossiles ; elle a
vu se préparer le koumys, à partir de la traite de juments, s'est enchantée du spectacle de la moisson,
impressionnant, même dans une année de mauvaise récolte. Léon Nikolaïevitch ne se contente pas
d'absorber abondamment sa « boisson-miracle », de veiller aux travaux agricoles et à l'organisation
de l'exploitation, il chevauche, à peu près nu dans la steppe torride, il chasse, en atteignant même
ingénieusement une outarde, tout cela étant très bénéfique à sa santé. On comprend que les Tolstoï se
soient attachés à la vie des steppes. Ilconvient cependant de noter aussi que si, de tout l'été l'écrivain
n'a rien noté dans son Journal ou ses carnets, se rendant compte qu'il y avait famine pour beaucoup de
familles de la région, il suscita d'importants secours, par un article dans la presse et surtout en adressant
une lettre à sa parente, la comtesse Alexandra Andréevna Tolstoï, préceptrice d'une grande-duchesse,
qui put intéresser l'impératrice elle-même à une action humanitaire qui fut effective.
En 1875, la comtesse Sofia est de nouveau du voyage et on a dans ses souvenirs un reportage,
sans doute différé, mais fourni et vivant, les évènements de cet été-là étant bien de nature
17. « L'idée d'accroître notre fortune ne quittait pas Lev Nikolaïevitch. Ce qui lui plaisait le plus dans ses achats et projets, c'était qu'ils le faisaient rêver.
Ily eut l'élevage de races améliorées de chevaux et de bétail, leurs croisements, puis le boisage ou encore le verger, planté à l'époque et qui, cette année, en 1906,
a donné une récolte inouïe. / Lorsque Lev Nikolaïevitch acheta le terrain dans la région de Samara, son imagination lui peignait des montagnes de blé et d'autres
produits, des troupeaux de brebis extraordinaires ou de chevaux nés de juments khirgizes et de coursiers anglais. Mais il n'avait pas assez de patience et de
savoir-faire. Tous ses animaux périssaient toujours (Sofia Tolstoï, Ma vie, op. cit., p. 195).
18. Sofia Tolstoï, Ma vie, op. cit., p. 214 et s.
194 Droit & Littérature - Numéro 6

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