Revue Droit & Littérature - Revue Droit & Littérature N°6-2022 : À travers champs - 332

VARIÉTÉS
un puissant ressort dramatique permettant au public de découvrir progressivement la vérité en
même temps que l'enquêteur. L'intrigue étant relativement complexe, il n'est pas inutile de commencer
par un rappel des faits afin de suivre les multiples rebondissements de l'investigation.
1.1. Auditions de témoins
Œdipe, roi de Thèbes, est sollicité par son peuple pour le sauver de la peste qui s'est abattue sur
la ville. Il demande à son beau-frère Créon de consulter l'oracle d'Apollon à Delphes. Celui-ci révèle
que le fléau est un châtiment divin, dû au fait que le meurtrier de l'ancien roi Laïos court toujours
dans la cité. Œdipe décide de rouvrir le dossier pour faire la lumière sur ce meurtre. Il estime être un
enquêteur impartial car il ne résidait pas à Thèbes au moment des faits (219-221). Il commence par
lancer un appel à témoins et, dans une version primitive du « plaider-coupable », propose à l'assassin
une réduction de peine s'il se dénonce spontanément (227-9). Il procède ensuite à une série d'auditions
avec le devin Tirésias, le messager venu de Corinthe, et enfin le vieux berger, ayant ainsi recours aux
« moyens classiques de la procédure athénienne : consultation de l'oracle, du devin, des témoins »11
.
Œdipe Roi peut être considéré comme le prototype du roman policier12
, avec toutefois une particularité
: le coupable est identifié dès le début de l'enquête et n'est autre que l'enquêteur. En effet,
contraint de témoigner malgré lui, Tirésias finit par déclarer qu'Œdipe est lui-même le meurtrier
qu'il recherche (362) et sous-entend qu'il est coupable à la fois de parricide et d'inceste (449-460).
Incapable d'entendre cette vérité insupportable, Œdipe explose de colère et accuse Tirésias d'être
manipulé par Créon, qu'il soupçonne de vouloir usurper le trône. Chassé du palais par Œdipe, le
prophète s'en va en prédisant les malheurs qui attendent le roi (449-462).
Dans la scène suivante, Créon se présente pour réfuter les charges portées contre lui. Il plaide
l'absence de mobile : en effet, pourquoi chercherait-il à être monarque alors qu'il bénéficie actuellement
de tous les avantages de la vie royale sans en avoir les inconvénients (583-615)13
? Œdipe
incarne plusieurs fonctions judiciaires au cours de ces deux confrontations : à l'origine enquêteur,
devenu à son tour l'accusé, il contre-attaque en assumant le rôle d'accusateur et in fine de juge lorsqu'il
condamne Créon à la peine capitale. À la suite des recours du chœur et de Jocaste, il consent
malgré lui à atténuer la peine en substituant l'exil à la mort (669-672).
À peine ce mini-procès terminé, Jocaste relance involontairement l'enquête en expliquant que
Laïos a été tué au croisement de trois chemins (715-6). Œdipe commence alors à craindre qu'il
ne soit effectivement l'assassin de Laïos (744-5) : dans un retournement de situation remarquable,
l'enquêteur est devenu le principal suspect. Il livre alors son propre témoignage, qui ressemble par
moments à un passage aux aveux14
. Il commence par rappeler son enfance à la cour de Corinthe,
11. Vidal-Naquet (1986), p. 165. De même, Knox (1998, pp. 79-98) souligne de nombreux parallèles entre l'enquête menée par
Œdipe et la procédure en vigueur à Athènes au Ve
siècle.
12. Cf. Aristodemou (2000), p. 39 ; Hall (2010), p. 303.
13. Cette forme de rhétorique sophiste, fondée sur la probabilité et non sur des preuves, était couramment employée au prétoire à
l'époque de Sophocle. Voir Knox (1998), pp. 87-89.
14. « Et à toi, femme, je vais dire la vérité » (800).
332 Droit & Littérature - Numéro 6

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