Revue Droit & Littérature - Revue Droit & Littérature N°7-2023 : Notre Péguy - 257

L'ENTRETIEN
RDL : Et dans votre travail, c'est
remarquable, il n'y a jamais l'idée,
qu'on peut trouver par exemple dans la
collapsologie, d'une fin de l'histoire, ou
d'une histoire catastrophique, apocalyptique.
Au contraire, il y a toujours cet
élan chez vous vers un futur possible,
encore pensable : à partir de l'idée de
« potentiel » notamment, qui apparaît
dans plusieurs de vos livres ; je pense à
Vies potentielles comme aux Potentiels
du temps publié avec Kantuta Quirós
et Aliocha Imhoff, ou « L'exposition
potentielle » montée à Leipzig en 2015.
Camille de Toledo : J'appelle ça « infinir
» au lieu de finir, inachever ou lieu d'achever,
tendre vers la revie - enlivenment - au lieu
de l'épuisement et de l'effondrement. C'est
une constante, dans mon engagement, depuis
les années 1990 - mes documentaires sur les
mouvements de contestation - et la lutte contre
le refrain de la fin de l'histoire. À propos de
« L'expo sition potentielle », en 2015, je peux
évoquer une des pièces qui avait pour titre : le
Bartleby des temps nouveaux. Nous sommes les héritiers
d'un évangile du négatif. Dans la nouvelle
de Melville, c'est la négation « Je préférerais ne
pas » (« I would prefer not to »), maintes fois
commentées12
. Dans l'exposition, le « Bartleby
des temps nouveaux » rouvrait aux possibles à
partir d'une transformation du « Je préférerais
ne pas » en « Je pourrais ». Mais aussi, dans
d'autres créations, comme l'opéra, La Chute
de Fukuyama (2013), ou l'exposition Capitalisme,
melancholia (2016), qui portait sur la pulsion de
mort dans le capitalisme, il y a toujours chez
moi la volonté d'in-finir l'Histoire, en étant
attentif à ce qui veut advenir. Ne pas se soumettre
à l'ordre du négatif, de la finitude, toujours
relancer les narrations.
12. Entre autres par Maurice Blanchot, Gilles Deleuze, ou encore
Antonio Negri.
RDL : Il y a quelque chose dans
Thésée, une vie nouvelle, qui semble
pouvoir s'appliquer aussi à la réflexion
écojuridique et écopolitique. L'affirmation
qu'une vie sans mémoire est impossible,
et en même temps la nécessité de
réencoder les généalogies ; c'est-à-dire
retisser des liens avec la mémoire,
avec le passé, et en même temps ouvrir
d'autres champs possibles, en s'appuyant
aussi sur l'imagination, sur la fiction.
Le recours à la fiction serait-il ainsi une
manière, non pas de réparation, mais
de « réencodage » ?
Camille de Toledo : La fiction produit
des effets sur le réel. Nous sommes des êtres
nar ratifs, des Sapiens narrans : c'est le propre
de notre condition. Nous encodons le monde
dans des langages. Toutes les démarcations
un peu simplistes entre ce qui est réel et ce qui
est fictionnel se trompent. Nous sommes des
humains en tant que nous produisons des histoires,
et nous habitons dans ces histoires. La
crise de l'habitabilité terrestre que nous vivons,
c'est aussi une crise de la narration, une crise
des fictions dans lesquelles nous nous sommes
enfermés.
Il n'y a pas le réel d'un côté et la fiction de
l'autre. Ma position est celle-ci : nous définissons
juridiquement le moment où il y a un être
humain (le temps de la gestation). Et tout au
bout de la vie, nous devons également trouver
une définition juridique de la mort. En ce sens,
le tout de la vie est une affaire narrative, une
affaire d'encodage.
La seconde moitié du xxe siècle s'est crispée,
de façon un peu malade, autour de la
notion de vérité, parce qu'il fallait établir
l'ampleur de crimes inédits. Mais jamais les
artistes, les écrivains, ne se sont soumis, ni
Imre Kertész, ni Varlam Chalamov, à un
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