Revue Droit & Littérature - Revue Droit & Littérature N°7-2023 : Notre Péguy - 280

Chroniques
et qui ne faisait pas sens hier, et inversement qu'est-ce qui faisait sens hier et ne parle plus du tout au
citoyen ou au spectateur d'aujourd'hui ?
La pièce s'achève sur les morts successives d'Emma et Charles, comme dans le roman, mais dans Bovary,
l'époux implore à sa femme de rester en vie en l'informant qu'elle n'est « pas condamnée », que « leurs lois
n'ont pas d'importance », que « Flaubert est acquitté » et que « le roman sera un grand succès », son histoire
lue « durant des siècles », son personnage « célèbre ». De fait, « l'homme de lettres », son imprimeur et
éditeur seront acquittés contre toute attente et sans dépens. Les soutiens de l'écrivain et la raison politique
semblent avoir eu raison du jugement de condamnation qui était a priori prévu et qui explique la rédaction
curieuse de la décision41
, identifiant des passages « contraires aux bonnes mœurs » et considérant que
l'ouvrage mérite « un blâme sévère » au regard de ce qu'est « la mission de la littérature » (« orner et de
recréer l'esprit en élevant l'intelligence et en épurant les mœurs plus encore que d'imprimer le dégoût du
vice en offrant le tableau des désordres qui peuvent exister dans la société ») à laquelle s'appliqueraient
« des limites » à ne « pas dépasser », tout en concluant avec peine42
les prévenus « se soient rendus coupables des délits qui leur sont imputés » et donc à l'acquittement.
Parallèlement aux deux formes illustrées supra, éloignant les « chausse-trappes conceptuelles »43
la censure, Tiago Rodrigues a également proposé dans une configuration participative originale, une
réflexion sur les effets de la censure pour plaider son impuissance.
By Heart créé au Portugal en 201344
par George Steiner lors d'un entretien télévisé, une « histoire incroyable »45
, qu'il n'est pas suffisamment établi que
de
et joué au Théâtre de la Bastille en 2014 part de l'anecdote racontée
qu'il situe au « congrès des
écrivains de 1937 », au cours duquel Boris Pasternak (qui avait traduit les sonnets de Shakespeare en
russe) aurait, pour contourner les dangers courus par tous les écrivains soviétiques dont on ne comptait
ni les arrestations ni les suicides en cette période stalinienne, prononcé le chiffre trente du haut de la
tribune où il était invité à s'exprimer. Tous les écrivains présents se seraient alors levés et auraient récité
en chœur le sonnet n° 30 de Shakespeare. Le propos, si l'on met de côté le caractère mensonger ou
fantaisiste de l'histoire de l'universitaire britannique46
, est de montrer que quand bien même la tyrannie
prétendrait vouloir s'attaquer à toutes les œuvres artistiques, aucune censure ne sera jamais efficace
face à la résistance intellectuelle, qui passe notamment par la mémorisation des œuvres à préserver :
« Quand dix personnes connaissent un poème par cœur, ni le KGB, ni la CIA, ni la Gestapo n'y peuvent
rien changer. Le poème survivra. » conclut Tiago Rodrigues. De fait, c'est ainsi que Nadedja Mandelstam
procéda (ainsi que le rapportent également George Steiner et By Heart), ce qui permit de conserver les
œuvres confisquées ou détruites par le régime stalinien, d'Ossip Mandelstam, arrêté en 1934 et mort
l'année suivant sa seconde arrestation en 193847
.
41. Le jugement du 7 février 1857 publié par la Gazette des Tribunaux le lendemain est accessible en ligne, ainsi que les plaidoiries
d'Ernest Pinard et de Maître Sénard : https://flaubert.univ-rouen.fr/qui-%C3%A9tait-flaubert/dossiers-documentaires/unecarri%C3%A8re-d%C3%A9crivain/proc%C3%A8s-de-madame-bovary/
42.
Après avoir ajouté : « qu'il n'apparaît pas que son livre ait été, comme certaines œuvres, écrit dans le but unique de donner
une satisfaction aux passions sensuelles, à l'esprit de licence et de débauche, ou de ridiculiser des choses qui doivent être entourées
du respect de tous ; Qu'il a eu le tort seulement de perdre parfois de vue les règles que tout écrivain qui se respecte ne doit
jamais franchir, et d'oublier que la littérature comme l'art, pour accomplir le bien qu'elle est appelée à produire, ne doit pas seulement
être chaste et pure dans sa forme et dans son expression ».
43. Robert Darnton, De la censure. Essai d'histoire comparée, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2014, p. 11.
44. La première a eu lieu le 19 novembre 2013 au Maria Matos Teatro Municipal à Lisbonne.
45. « De la beauté et de la consolation », entretien télévisé avec George Steiner, chaîne publique néerlandaise VPRO, 21 juillet
2014, en ligne : https://youtu.be/LJhsuwgg5Jns. La « great story » commence à la minute 34,48.
46. Il n'y a pas eu de congrès soviétique des écrivains en 1937. Le premier eut lieu en 1934 et les suivants en 1954, 1959 et 1967.
Et l'histoire du sonnet elle-même est inventée, ce que George Steiner n'a jamais (sauf erreur) rectifié après l'interview, et qui a été
reprise telle quelle par tous les médias qui ont rendu compte du spectacle de Tiago Rodrigues.
47. Il existe une conversation téléphonique controversée entre Staline et Pasternak au sujet de l'arrestation de Mandelstam peu
avant le premier Congrès soviétique des écrivains à Moscou, dirigé par Gorki, où plusieurs écrivains français étaient présents
(notamment les couples Malraux, Aragon, Nizan).
280 Droit & Littérature - Numéro 7

https://flaubert.univ-rouen.fr/qui-%C3%A9tait-flaubert/dossiers-documentaires/une https://www.youtu.be/LJhsuwgg5Jns

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