Arts&MétiersMag - N°421 - Octobre 2020 - 86

PHOTO AMM / C. MOITIÉ

CULTURE & LOISIRS À LIRE
par

Henri Frier,
(Ai. 163)

Au cœur d'un été tout en
or d'Anne Serre, éd. Mercure de

Chanson bretonne, suivi de
l'Enfant et la Guerre

France, mai 2020, 144 p.

de J.-M. G. Le Clézio, Gallimard,
coll. Blanche, mars 2020, 160 p.

des nouvelles

Un refrain dans

La saison

L'été est la saison
d'Anne Serre, qui avait donné
«Dialogue d'été» en 2014. Quand
le mercure s'est envolé, j'ai pris de
ses... nouvelles. Ce livre en aligne
33, réunies autour de la citation de
Pessoa, «chacun de nous est plusieurs à soi tout seul». Serre nous
offre un autoportrait dont les
piliers sont des villes, des films,
des écrivains(1) et des souvenirs
intimes. Ainsi, la mère de la narratrice, campée dans la première
nouvelle pleine de mystère, «fait
penser à Liz Taylor». «Être
quelqu'un d'autre, cela m'a évidemment toujours un peu tentée»,
glisse-t-elle dans la deuxième,
avant d'évoquer Sophia Loren.
L'espace onirique de cette mutation
est seulement suggéré dans la troisième nouvelle, qui narre un
chassé-croisé imaginaire entre
Fellini, dont le cinéma est construit
sur les rêves, et un figurant malchanceux. On retrouve «la Dolce
Vita» dans la cinquième.
Mère, père, sœur, amants, amis
disparus sont les rois, dames, valets d'un jeu de cartes de Lewis
Carroll qui reviendront - prenons
le pari - sous une autre forme
dans un prochain roman.
NOUVELLES

La nouvelle sur Beckett renvoie au «Tiers
Temps» de Maylis Besserie (lire ci-contre).

(1)

86

Arts&MétiersMAG

N°421 / Octobre 2020

la mémoire

Mauricien,
Français, citoyen du monde,
Le Clezio est très attaché à la «bretonnitude» de son patronyme. Il
s'y est construit, entre 1948 et
1954, un album de souvenirs de
vacances familiales. Revenant au
village de pêcheurs Sainte-Marine,
à l'estuaire de l'Odet, il les replace
dans le présent, «la seule vérité»,
ou bien il les chante, sans la tonale
passéiste qui baignait par exemple
«le Cheval d'orgueil» de PierreJakez Hélias. La moisson, la relevée
des casiers, la pêche à pied y sont
restituées dans l'éveil des sens de
l'enfance. Une grande humanité
est toujours au cœur de son
approche. À plusieurs reprises,
«Kidnapped» («Enlevé !» en français), de Stevenson, vient sublimer
les souvenirs.
Cet enfant venait de connaître la
guerre et avec elle la faim, la peur,
le froid. Les matériaux autobiographiques avec lesquels il a construit
ses romans «Étoile errante» et
«Ritournelle de la faim» sont rapportés dans le second texte, qui
parle d'innocence et d'enfermement. Le pouvoir délicieux de réparation des contes de sa grandmère est peut-être ce qu'éprouve
à son tour le lecteur.
AUTOBIOGRAPHIE

La prochaine fois, le feu
de James Baldwin, préface
inédite de Christiane Taubira,
éd. Gallimard, coll. Folio, rééd.
mars 2018, 144 p.

La couleur
n'existe pas

Le lourd ressenti de James
Baldwin, né en août 1924 à
Harlem, était que si Steinbeck et
lui pouvaient prétendre au titre de
plus grand écrivain américain, lui
devait se contenter de n'être que
le plus grand écrivain noir.
Initialement paru en 1963, saturé
de références bibliques, porté par
l'amour du pays et du prochain au
sens évangélique, ce texte dont le
titre original est «The Fire Next
Time» demeure capital. Baldwin
est notre contemporain. Bob
Kennedy avait vu juste en prédisant avant 1968 qu'on pourrait
voir dans quarante ans un Noir
devenir président des États-Unis.
Pourtant, l'élection d'Obama n'a
pas changé fondamentalement le
«terrible orage où se trouvent les
Noirs, amenés à partager le sort
d'une nation qui ne les a jamais
acceptés et dans laquelle ils furent
amenés couverts de chaînes». Et si
les lignes consacrées aux mouvements musulmans noirs seraient à
actualiser après le choc du 11 septembre 2001 (Baldwin est mort en
1987 à Saint-Paul-de-Vence), on
garde en tête sa dernière flèche :
«Et Dieu dit à Noé / Vois l'arc en le
ciel bleu / L'eau ne tombera plus / Il
me reste le feu.»
ESSAI

Le Tiers temps de Maylis
Besserie, éd. Gallimard,
coll. Blanche, janvier 2020, 184 p.

Et un grand tiers

d'émotion

ROMAN Bâti comme un journal
fictif, ce livre a reçu le prix
Goncourt du premier roman. Le
Tiers-Temps est une maison de
retraite rue Rémy-Dumoncel, à
Paris 14e. Le prix Nobel 1969 de
littérature, Samuel Beckett, y est
admis en juillet 1989. Il y réside
les six derniers mois de sa vie.
L'auteure se met dans la peau d'un
tiers, s'applique la formule attribuée à Flaubert, «Madame Bovary,
c'est moi», et tient avec talent les
rôles de cette «Fin de partie». Elle
restitue l'humour sans illusion du
vieux Sam et son «tiers langage»
anglo-français. Le récit est une
valse à trois temps : la remontée
des souvenirs privés, le quotidien
infantilisant de la résidence, les
grands thèmes de l'œuvre. La valse
s'accélère jusqu'à l'aphasie.
L'enfance, la proximité avec Joyce,
les beuveries, la guerre et la
Résistance, le milieu parisien du
théâtre de l'absurde, la «catastrophe» du Nobel répondent aux
extraits du règlement intérieur ou
aux bulletins de santé. Et on n'est
pas étonné que l'agression au couteau subie en janvier 1937 l'ait été
dans cette même rue Dumoncel ni
que l'arbre de la cour intérieure
soit peut-être bien celui d'«En
attendant Godot».
Arts&MétiersMag - N°421 - Octobre 2020

Table des matières de la publication Arts&MétiersMag - N°421 - Octobre 2020
