Arts&MétiersMag - N°423 - Décembre 2020/Janvier 2021 - 74

HISTOIRE & PATRIMOINE MÉMOIRE DE GADZARTS

La dramatique

profanation

C

e vendredi 30 mars 1827, la cérémonie funèbre en
l'honneur du duc de La Rochefoucald-Liancourt,
célébrée à Notre-Dame-de-l'Assomption, à Paris 1er,
s'achève avec les condoléances à la famille(1). Émus,
les trois fils du défunt, François, Alexandre et
Gaëtan, remercient notamment les nombreux anciens et
élèves des Arts et Métiers. Certains pairs de France, dont le
duc de Doudeauville ou le grand référendaire, sont déjà partis
pour une séance à la Chambre (l'équivalent du Sénat).

LA FAMILLE CONSENT, PAS LA POLICE

bien, la famille y consent ! " C'est alors qu'ils
reprirent le cercueil des mains des
porteurs.» À la descente des marches de
l'église, le cortège se reforme : les fils du
défunt, des pairs de France, des personnages de haut rang, parents ou alliés,
prennent place derrière le corps. Le duc
étant lieutenant-général, une escorte d'honneur avait été mandée. Le convoi doit
marcher jusqu'à la barrière de Clichy(3), à 2 km, et se
dissoudre après les discours officiels. Le corbillard suivi de
la famille en voitures est attendu à Liancourt, dans l'Oise,
pour l'inhumation prévue le lendemain.

Les jeunes élèves s'avancent pour reprendre le cercueil(2). À
ce moment surgit le commissaire de Mazug, inconnu de
l'assistance, dépourvu d'insigne, qui crie, s'adressant au
service des pompes funèbres : «Des porteurs !» Bien décidés
BATAILLE RANGÉE
à porter eux-mêmes leur «bon duc», les élèves répliquent :
Poursuivons le récit de Gaëtan : «Ils avaient traversé la cour
«Point de porteurs !» Mais le commissaire prétend que la
tranquillement et fait quelques pas dans la rue Saint-Honoré.
famille s'oppose au transport du cercueil autrement
Tout se calmait et aucun tumulte ne pouvait survenir,
que par le mode réglementaire. Le cercueil est
lorsque l'officier ordonna à la troupe de mettre
remis aux professionnels et la famille
baïonnette au fusil et de tomber sur les huit
jeunes gens qui portaient le corps de leur
s'avance. Apercevant les comtes Alexandre
C'est dans cette
et Gaëtan, les élèves, en larmes,
bienfaiteur ! Jamais plus sauvage attentat
déplorable lutte
demandent : «Pourquoi la famille nous
n'a été commis au sein d'une nation
engagée entre les soldats
refuse-t-elle maintenant de porter les
civilisée.»
et les jeunes gens pour
restes de notre bienfaiteur ?» Gaëtan
À lire le rapport du grand référendaire,
rester ou se rendre
répond : «Assurément, la famille le veut
on comprend que le commissaire de
maîtres du cercueil
bien ! Elle y a consenti, elle y consent
police Mazug a appelé à la rescousse le
qu'un bruit affreux se
encore.» À ces mots, le cercueil est rendu
lieutenant-colonel qui commandait
aux élèves, qui le sortent de l'église.
l'escorte. Celui-ci est surpris, car il n'est
fit entendre.
Par la suite, lors de l'instruction, Gaëtan
là que pour «rendre les honneurs». Il vérifie
confirmera l'accord donné et précisera : «Mon
à deux reprises que l'individu est bien le
frère Alexandre a dit ensuite : " Oui, sans doute, la
commissaire du quartier. «C'est dans cette déplorable
famille y consent. Mais la police ne le veut pas. " Je déclare,
lutte engagée entre les soldats et les jeunes gens pour rester
en mon âme et conscience, que les jeunes gens ne purent
ou se rendre maîtres du cercueil qu'un bruit affreux se fit
pas entendre la dernière partie de la phrase de mon frère.
entendre. Mille cris unis en un seul proclamèrent au loin
Leurs cris couvraient sa voix. Ils disaient : " La famille le veut
une profanation inouïe. Bientôt, un silence effrayant.

74

Arts&MétiersMAG

N°423 / Décembre 2020-Janvier 2021

PHOTO DR

Lors des funérailles du duc de La Rochefoucauld-Liancourt, le 30 mars 1827,
à la sortie de l'église, à Paris, le cercueil tombe dans la boue. La Fondation
a rassemblé des documents qui permettent enfin de présenter les acteurs
de cet incident et de reconstituer le rôle de chacun. Troisième partie sur
quatre : la bataille entre les élèves et la troupe.

Gaëtan de
La Rochefoucauld.
Dans son récit des
événements, le fils du
Duc accuse la troupe
d'avoir donné la
charge contre les
élèves portant le
cercueil : «Jamais plus
sauvage attentat n'a
été commis au sein
d'une nation
civilisée», écrira-t-il.
Arts&MétiersMag - N°423 - Décembre 2020/Janvier 2021

Table des matières de la publication Arts&MétiersMag - N°423 - Décembre 2020/Janvier 2021
