Arts&MétiersMag - N°436 - Mai 2022 - 57

LE BILLET DE MICHEL HARMANT
CH. 161
La bousculade
tranquille
seignait le latin - «dura lex, sed lex» - est devenu un
positionnement résumé en quelques mots, forcément incomplet,
stérile et provocateur. Les politiques le savent et
en jouent d'autant plus facilement qu'ils sont eux-mêmes
souvent ignares. À sa création, Twitter donnait le ton en
limitant les messages à 140 signes (1)
. On a vu, à un degré
paroxystique, jusqu'à quels niveaux himalayesques de la
pensée l'usage compulsif de ce genre de support de communication
a pu mener un ancien président d'un grand pays.
Corrélativement, toute réflexion est devenue impossible : la
complexité est «persona non grata». Or, le monde est complexité,
nos vies sont complexité, la science est complexité.
Pour les comprendre, il faut un minimum d'éducation, de
culture et de sens du langage. Le langage, qui permet de
véhiculer et partager la pensée, s'est perdu. Nos belles lettres,
qui ont fait jadis rayonner le français dans toute l'Europe,
sont encore citées en référence mais c'est par des étrangers
qui chérissent nos auteurs, quand nous-mêmes les méconnaissons
et ne savons même plus nous parler. Or, n'est-ce
pas en définitive le langage qui nous différencie fondamentalement
des animaux ?
LES MOTS STRUCTURENT LA PENSÉE
Oui, s'il faut réparer quelque chose dans cette société violente
où l'être humain s'obstine à vouloir aider son prochain en
le remplaçant par du numérique, c'est bien en commençant
par le langage. Alors, peut-être ne fera-t-on pas de nos jeunes
des petits poissons rouges. Réapprendre le sens des mots,
en connaître une grande variété et les utiliser à bon escient,
savoir exprimer de façon concise et claire une pensée, dans
toutes ses nuances, grâce à l'outil formidable qu'est notre
belle langue, voilà l'enjeu. Si la diplomatie a si longtemps
utilisé notre langue, ce n'est pas pour rien !
Bref, réparer en remettant des mots et de la syntaxe dans les
vides abandonnés par des décennies de laisser-faire, aujourd'hui
remplis comme des dépotoirs par le pseudo-langage
des SMS, de la rue et de la TV réalité. Programme
monstrueux, s'il en fut ! D'autant plus qu'il serait nécessairement
pris en main par un politique.
Jean-Baptiste Micewicz (Cl. 177)
(1) Un signe est une lettre, un signe de ponctuation ou un espace.
En novembre 2017, les messages sur Twitter sont passés à 280 signes maximum.
Il n'est pas nécessaire de remonter très loin dans le temps pour observer
les grands bouleversements de la société. Une quarantaine
d'années suffit. Les plus âgés d'entre nous en sont à la fois acteurs
et victimes, ou acteurs et bénéficiaires selon le ressenti.
La France de 1980 était encore agricole et, surtout, industrielle.
Notre agriculture ne cesse, depuis, de régresser et nous sentons le
besoin de réindustrialiser le pays pour enrayer le déclin de notre
économie. La répartition de la prospérité évolue au rythme des changements
de nos modes de consommation, influencés par la marchandisation
des biens et des produits qui ne connaît plus de limites.
Les sociétés d'aujourd'hui sont tentées par l'extension de cette marchandisation
aux êtres humains. L'éthique héritée de nos parents
cède aux pressions de la satisfaction des envies et des désirs, autrefois
réfrénée par les principes d'une morale partagée. La pensée ellemême
est uniformisée à grand renfort de slogans lénifiants et de
messages publicitaires intrusifs.
Cela change nos habitudes
de vie et nous conduit
vers un univers culturel nouveau,
influencé par l'évolution
des mœurs de l'autre
côté de l'Atlantique. Notre
langue subit les assauts d'un
dialecte appauvri et mondialisé.
Les besoins fondamentaux
sont à présent déclinés
dans un système évolutif où
l'image et la représentation
virtuelle sont invasives, bientôt
omniprésentes.
Les métiers s'adaptent aux nouveaux styles de vie. L'épicier de quartier,
ruiné par le quadrillage des grandes surfaces, peut trouver, s'il
l'accepte, une reconversion en docker d'un centre de stockage et de
distribution de l'e-commerce. Les ressources d'adaptabilité de l'être
humain semblent inépuisables. Mais le rythme donné par les instances
de pouvoir à ces changements a de quoi donner le vertige. La
bousculade de nos modes de vie n'est peut-être pas aussi tranquille
qu'il y paraît. La loi de l'adaptation élimine les récalcitrants, mais il
n'est pas acquis que la filature organisée et permanente de notre vie
cohabite dans la durée avec la nostalgie du libre arbitre et les aspirations
de liberté des générations nouvelles.
La technologie est l'outil indispensable de ces bouleversements, avec
ou sans bousculade. Ceux qui se donnent pour mission de pérenniser
le progrès technologique ne peuvent pas faire l'économie d'une
réflexion philosophique d'accompagnement.
Sommes-nous prêts à accepter de voir nos actes de la vie courante
dictés, à chaque instant, par des robots dont nous ignorons les intentions
et la moralité de ceux qui les ont programmés ? La vie sociale
aura-t-elle encore un sens dans une uniformisation des comportements
poussée à l'extrême ? Et si la vie sociale n'a plus de sens, à
moins de se faire ermite, la vie individuelle vaudra-t-elle encore la
peine d'être vécue ? Sommes-nous prêts à troquer, sans retour, la
poésie d'une vie d'aventures et de découvertes contre une soumission
douillette tranquillement implantée dans nos esprits par une
force mercantile qui tait ses ambitions ?
Arts&MétiersMAG
N°436 / mai 2022
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Sommes-nous prêts
à troquer la poésie
d'une vie d'aventures
contre une
soumission
douillette implantée
dans nos esprits
par une force
mercantile ?
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