Arts&MétiersMag - N°439 - Octobre 2022 - 55

LE BILLET DE MICHEL HARMANT
CH. 161
Lutte entre
Match» (3)
. Ceux qui, sous
couvert de sagesse, recommandent
de ne pas suivre les
va-t-en guerre, de ne pas trop
exciter l'ours qui pourrait se fâcher,
reprennent à leur compte, consciemment
ou pas, la propagande russe qui
a si bien instillé dans notre pays. Que ne
disaient-ils la même chose quand la Tchétchénie
fut massacrée, la Géorgie dépecée
et la Crimée annexée, à chaque fois par la
méthode la plus brutale, faisant fi des inquiétudes
et gestes d'apaisement des diplomaties des
pays démocratiques ?
Ceux-là n'ont pas compris la leçon du «Loup et de
l'Agneau». Sans doute croient-ils, s'ils sont honnêtes,
que passer la main dans le dos de l'ours venu prendre
votre pot de miel va le rendre plus gentil. On frise là la
stupidité la plus insigne, pour ne pas dire le comportement
le plus vil car le plus lâche aux yeux du peuple visé. On
prête ces mots à Churchill : «Le gouvernement avait le choix
entre la guerre et le déshonneur ; il a choisi le déshonneur
et il aura la guerre.» (4)
UN STAGE EN CORÉE DU NORD
S'y ajoute depuis peu un discours encore plus doucereux
et à la limite de l'infect : «On a humilié l'Allemagne en 1918,
créant le terreau pour qu'émergent Hitler et un conflit pire
encore. Donc, n'humilions pas la Russie ! Si l'Ukraine «gagnait»
cette guerre, nous serions en danger». Comme si la
Russie ne pouvait pas perdre utilement une guerre ! N'a-t-elle
pas perdu celle qu'elle a déclenchée en Afghanistan ?
Mais il y a pire, plus douloureux. C'est la petite musique
entendue bien avant la guerre russo-ukrainienne, à l'époque
des Gilets jaunes. On la réentend ces temps-ci : «La France
est devenue une dictature.» Les auteurs de tels propos, dans
notre entourage, dans notre famille, ne mesurent pas leur
indécence, leur propre ignorance, leur inexpérience des
souffrances insignes subies par ceux qui osent affronter un
dictateur ! Que diraient-ils d'un petit «stage» - avec un
billet retour assuré, bien sûr - en Corée du Nord, en Somalie,
en Syrie, au Venezuela, à Cuba ? Il reste peu de paradis
sur Terre, mais on peut quand même en compter
encore quelques-uns sur les doigts d'une main. Proposons
à ceux qui ne connaissent pas la signification des mots ni la
décence d'aller puiser là-bas les bonnes idées pour implanter
une véritable démocratie chez nous. Dans ces endroits
où on emprisonne, où on assassine les journalistes et les
opposants, où un seul canal d'information officiel est toléré,
où l'usage de certains mots est interdit par décret - quand
le mot «dictature», par exemple, peut vous valoir une
amende voire une peine de prison. Comme en Russie.
Jean-Baptiste Micewicz (Cl. 177)
(1) Lire AMMag de mai 2022, p. 57.
(2) Après l'iPhone 14, le 15, puis le 16...
(3) Interview parue dans l'édition de «Paris Match» datée du 18 au 22 mai 2022.
(4) Comme de nombreuses autres, cette citation du Vieux Lion est apocryphe.
optimisation
et harmonie
L'héritage culturel des Français reste marqué par l'esprit des époques
où ils étaient paysans, commerçants, artisans, rentiers. Cette culture
est individualiste. Ils privilégient une perception individuelle des droits
et des devoirs. Ils ne rejettent cependant pas le concept de l'entreprise
de masse et de l'effort collectif, pourvu que leur contribution reste distincte.
Cette attitude n'a, en soi, rien de pervers. Elle est même vertueuse,
car elle stimule la conscience professionnelle.
L'organisation de la vie en société en France est marquée par cet héritage.
L'atavisme de nos organisations syndicales, employés et employeurs
confondus, en témoigne. Instinctivement, les Français se cantonnent
dans un esprit de méfiance à l'encontre de toute pression collective,
dont l'utilité leur échappe. Le corporatisme, autrefois désigné par les
révolutionnaires comme l'ennemi à abattre, toujours décrié dans le
discours officiel, triomphe paradoxalement dans une société de plus
en plus gagnée par le fonctionnarisme. Il est un refuge pour les incompris.
Dans un monde où les
échanges économiques n'ont plus
de frontières, la priorité est donnée
à la compétitivité et à la rentabilité
de toute activité, fût-elle de service
public. La recherche du profit par
l'optimisation des coûts est devenue
la règle. Cette réalité s'impose ainsi,
en France, à une machine administrative
héritière du colbertisme, et
imprégnée d'habitudes jacobines.
Aussi longtemps que le poids économique
de notre administration
La sacralisation
du profit
cohabite mal
avec la
prolifération des
normes et des
réglementations.
restait modeste dans le contexte de la production nationale de richesses,
la question de son optimisation n'était pas ressentie comme pressante.
Mais notre système étatique, maintenant européen, souffre de boulimie
de textes et de réglementations. Devenu obèse, il pèse sur l'économie
du pays au point de la menacer d'effondrement. Le service public croule
sous les procédures. Son efficacité s'en ressent, et les agents, chevilles
ouvrières de ce service, n'ont pas le pouvoir de réformer le système
pour l'alléger. Il n'est pas étonnant qu'ils réclament toujours plus de
moyens, plus d'effectifs. Mais à peine mises en place, les ressources
humaines supplémentaires sont dévorées par les tâches procédurières.
L'obligation de rendre compte absorbe une énergie démesurée. Elle
rompt l'harmonie du service et ruine sa productivité. La crise que traverse
notre système de santé est révélatrice de ces excès. Le personnel
soignant, réputé producteur de services aux malades, passe aujourd'hui
davantage de temps à remplir les cases d'interminables grilles de
contrôle qu'à prodiguer des soins aux patients. Le prestataire de service
public a le sentiment d'accomplir sous contrainte des actes dont il ne
perçoit ni l'utilité ni la pertinence. Frustrés de devenir esclaves de la
paperasserie administrative, les soignants désertent la profession.
La sacralisation du profit cohabite mal avec la prolifération des normes
et des réglementations, dont la démesure s'accroît à la faveur de l'extension
des prérogatives octroyées aux instances européennes.
L'esprit d'organisation et les talents de gestionnaire manquent cruellement
aux législateurs communautaires qui édictent, à l'abri de l'avis
des usagers et loin de leurs préoccupations, des règles destinées à
quadriller nos vies.
Arts&MétiersMAG
N°439 / octobre 2022
55
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