Arts&MétiersMag - N°441 - Décembre 2022/Janvier 2023 - 41

à l'affût d'éléments de langage. Ces leçons acquises
sont devenues un prérequis dans la
bonne gestion d'un projet, surtout s'il est important,
technique et à risque. C'est même un
réflexe qualité titillant chacun dans son travail.
VOLUMINEUX RAPPORTS FOSSILISÉS
l'entreprise établie. Les bibliothèques ambulantes
que sont les anciens, proches de la retraite,
peuvent transmettre leur savoir afin que
leur relève ne commette pas les mêmes erreurs
qu'eux, coûteuses pour l'entreprise : le bon sens
voudrait en effet qu'on consacre son temps à
préparer les futurs avantages concurrentiels de
sa société plutôt qu'à en dilapider les acquis.
Aussi a-t-on vu fleurir l'expression «lessons
learned» dans le jargon des dirigeants toujours
Mais l'expérience se transmet-elle vraiment ? La
transmission de la sagesse via des «lessons
learned» est quasi vouée à l'échec si elle ne
s'opère pas dans le cadre d'un véritable coaching
ou d'un vrai biseau, pendant lequel l'échange
intergénérationnel favorise l'assimilation.
Faute de quoi, cette transmission a certes lieu,
mais sa substance est fossilisée dans de volumineux
rapports, si bien ficelés et stockés que
plus personne n'a l'envie ni le courage d'aller
les repêcher - à supposer même que leur
existence demeure connue lorsque le besoin se
fera cruellement sentir. Le temps de la «pêche»
est prohibitif. Dans le meilleur des cas, à la suite
d'un échec majeur, un vétéran se rappelle soudain,
au grand étonnement de son auditoire,
une bévue commise par le passé sur un projet
similaire. Et chacun s'en remet à sa mémoire.
Comment ? qui ? que ? quoi ? «Comment a-t-on
pu ? Pourquoi ça n'a pas été signalé à l'époque ?
Pourquoi n'est-ce pas enregistré quelque part ?»
etc. Première et amère «lesson learned» sur la
mauvaise transmission des... «lessons learned».
Dès lors, la tentation humaine du «learning by
doing» risque naturellement de prendre le pas !
D'autant que la rapidité de l'action corrective
est telle aujourd'hui qu'on peut peut-être, après
tout, se permettre de se tromper à nouveau ?
Avec un peu de chance, qui le verra ? S'il s'agit
de petites choses, les corriger en aval consommera
moins de temps et d'argent que de rechercher
le bon conseil en amont.
Il semble que cette posture soit désormais admise,
voire encouragée, sur des sujets importants
quand on observe la philosophie à l'œuvre
chez Space X- à l'opposé des «lessons learned»
qui constituaient l'ADN du monde Ariane que
j'ai connu. On va alors parler d'«agilité» -
franglais pour «flexibilité». Encore un concept
qui a fait des émules, tant il est vrai que, pour
Les bibliothèques ambulantes que sont
les anciens, proches de la retraite,
peuvent transmettre leur savoir afin que
leur relève ne commette pas les mêmes erreurs
qu'eux, coûteuses pour l'entreprise.
définir des concepts, notre imagination créatrice
n'est jamais en défaut !
Un bon moyen d'acquérir des «lessons learned»
est de faire - même à son corps défendant
- du «learning by doing», au risque de faire
perdre du temps et de l'argent à tout le monde
et de dénaturer le concept même de «lessons
learned», puisque ces leçons sont censées être
acquises, et non oubliées pour être réapprises
de force à la suite d'une déconvenue.
C'est dans la nature d'un jeune, qui va de l'avant
et écoutera distraitement un senior fatigué et
«dépassé». C'est dans la nature d'un vieux,
désabusé ou aigri, qui aspire au repos : «Il faut
que jeunesse se passe, laissons-le se faire les
dents.» Or, les «lessons learned» sont essentielles
pour des programmes dont l'importance
et la durée sont telles que ceux qui les commencent
ne côtoieront pas ceux qui les finiront.
Il faut juste les retrouver et les ressortir à temps,
puis les revisiter dans un contexte qui évolue.
AU MANAGEMENT DE FAIRE LE LIEN
N'est-ce pas le lot de l'humanité, de sans cesse
remettre le couvert et continuer à se tromper
en moult domaines, suivant une mécanique
digne du châtiment de Sisyphe, même si elle
s'est enrichie, siècle après siècle, des leçons de
l'Histoire et des progrès techniques, supposés
l'aider à «capitaliser» ? Notre propension à
occulter le passé nourrit notre mémoire lacunaire.
Regarder vers l'avenir, telle est l'injonction
de l'époque. Analyser le passé est jugé
sclérosant, voire dévalorisant pour de jeunes
pousses avides de construire un monde nouveau.
On connaît le vieil adage «errare humanum
est», qui nous arrange bien. La suite,
«perseverare diabolicum» (1)
, doit faire réfléchir.
D'autres diront que, sans comprendre le passé,
on ne peut préparer le futur. Sans ouvrir ici un
débat sur la place de l'éducation dans nos sociétés,
notamment à propos des errements passés,
on pourrait déjà s'interroger sur la capacité
du management de l'entreprise à mettre en
œuvre de façon visible et vérifiable une transmission
des «lessons learned end to end» :
depuis ceux qui les ont apprises à leurs dépens
jusqu'à ceux qui devraient les connaître avant
de tenter quoi que ce soit. Mais le turn-over et
les changements d'organisation répétés au gré
des nouvelles gouvernances sont autant d'obstacles
à un tel chantier. Les organisations, elles,
ne font pas l'objet de «lessons learned».
Jean-Baptiste Micewicz (Cl. 177)
(1)
L'erreur est humaine [mais] persévérer [dans l'erreur] est
diabolique.
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N°441 / décembre 2022 - janvier 2023
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