Annuaire 2021 - ASSOCIATION DES ALUMNI DE L’ENSAE - 30

NOTRE SÉLECTION
tation du monde de chacun. Car il y a bien sûr un effet retour dans les représentations
des individus, gouvernés en masse par ces lois. La prise en compte de cette
endogénéité permet de comprendre pourquoi la " communication " est aussi importante
dans l'arsenal d'instruments dans l'exercice d'un pouvoir. Elle renforce également
l'importance de l'éducation... J'y reviendrai.
En pratique ?
Si on laisse de côté la dimension critique de l'idée de gouvernementalité, nous
pouvons constater que nous sommes loin de " calculer " assez pour penser " gouverner
le monde " . Peu de modèles de " gestion " de la pandémie intègrent par exemple les
effets d'apprentissage, qu'il s'agisse d'une logique d'expérimentation des différentes
mesures ou de l'apprentissage statistique de la viralité et de la mortalité, alors que
c'est pourtant ainsi que le problème s'est posé et qu'il se pose encore [8].
Est-ce rédhibitoire ? Non, pas forcément. Mais il convient d'avoir la lucidité de ce
manque. L'État peut en effet faire preuve d'une rationalité moins myope que celle
dont il fait souvent preuve, sans attendre que des outils complexes prétendent lui
donner la solution. Le travail conduit à la Direction de l'évaluation du Secrétariat
général pour l'investissement (SGPI) fournit deux exemples allant dans ce sens. La
mise en place d'évaluation in itinere d'une part, le travail d'identification des impacts
des investissements publics d'autre part.
Il y a en effet apprentissage si l'usage même des modèles s'intègre à des process
tirant leçon des actions conduites. L'évaluation ex post des politiques publiques offre
souvent bien des années trop tard un retour d'expérience qui finit avec d'autres rapports
dans des archives. L'évaluation ex ante consiste à dessiner le futur que doit engendrer
notre action et à l'évaluer à l'aune de ce qui se passerait sinon. Cette projection dans
le futur, ces variations imaginatives, sont forcément contraintes par l'incertitude et le
manque de connaissance du réel, mais il reste le meilleur usage de la raison à un
moment donné. L'évaluation in itinere consiste à suivre dans le temps la réalisation
des trajectoires imaginées, d'affiner nos estimations et prévisions de comportements
en réaction à la politique conduite et de décider d'actions supplémentaires (parfois
de renoncer à la mise en œuvre prévue), bref de piloter réellement.
En 2020 le SGPI, en charge des actions du Programme d'investissements d'avenir
a décidé de compléter sa mission d'évaluation ex post d'une mise en place de
dispositifs d'évaluation in itinere. C'est en particulier le cas pour les stratégies
d'accélérations décidées cette année. Cette logique est celle qu'ont les entreprises
un peu structurées, celle que j'avais comme dirigeant de PME par le passé. C'est
celle - si nous y prêtons attention - à laquelle nous avons recours au quotidien,
de façon moins formelle. C'est une logique humble et ambitieuse à la fois, qui
régulièrement met à jour l'ensemble des conséquences de nos actes - telles qu'on
peut au mieux les imaginer. C'est enfin, lorsqu'on pense Démocratie, celle de Dewey
qui misait sur la capacité des citoyens à prendre part à la décision en s'attelant
ensemble à un travail d'enquête. J'y reviendrai.
L'autre avancée est le travail obstiné d'identification des impacts et des chemins
d'impact des grands investissements de l'État. La loi de 2012 oblige tout porteur de
projet bénéficiant de financements de l'État à réaliser une évaluation socioéconomique
préalable. Le SGPI a en charge l'organisation de contre-expertises indépendantes des
dossiers d'évaluation des projets dont le financement de l'État est supérieur à 100
M€. Avec France stratégie, la Direction du Trésor et le CGDD, il coordonne des travaux
permettant de normaliser ces études. Un comité d'experts sous la présidence de Roger
Guesnerie et de la vice-présidence de Jean-Paul Ourliac pilote ces travaux.
Les projets contre-expertisés sont aussi variés que des hôpitaux, des établissements
pénitentiaires, des investissements culturels, de l'immobilier de l'État ou des
universités, des projets de recherche ou d'infrastructure de recherche, des routes,
des voies de chemin de fer, des travaux d'aménagement urbains, des projets de
modernisation de l'État, de lignes de Très haut débit ou encore l'enfouissement des
déchets radioactifs en grande profondeur. Chaque projet réclame une attention
particulière pour examiner ses coûts et ses bénéfices, non pour le seul porteur de
projet mais pour l'ensemble de la collectivité. Ce travail d'identification relève de l'apprentissage
et de sa diffusion, qui à son tour, impacte au-delà du seul projet évalué.
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Par leur mise à disposition du gouvernement, du Parlement et des citoyens dans le
cadre des dossiers d'enquête publique, ces travaux favorisent la mise à plat des
arguments avancés, des représentations du monde qu'ils sous-tendent ; ils favorisent
le débat et l'apprentissage.
L'expression des préférences collectives
Certes, diront certains, ce faisant vous favorisez la diffusion d'une représentation
du monde qui s'impose aux citoyens et vous participez d'une gouvernementalité qui,
de fait, ressemble bien au pire décrit par Foucault. Les anti-utilitaristes en
rajouteront, trouvant là le pire d'une raison calculante triomphante là où la vie ne
se résume pas à des chiffres [9].
Les arbitrages ont pourtant lieu tous les jours et méritent d'être explicités, à la fois
pour le décideur et à la fois pour en permettre un débat public. Peut-on réconcilier
ces critiques et le principe même d'une décision collective ?
Le cœur du sujet est dans la possibilité d'arbitrer entre croissance et qualité de l'air,
entre mortalité et gains de temps, entre sécurité et liberté, richesse et répartition
de cette richesse, national et territorial, etc. L'analyse coût bénéfice a recours à des
" valeurs tutélaires " ou des chiffrages de préférences exprimées dans des enquêtes
pour permettre de tels arbitrages : valeur de la vie humaine, valeur du temps, valeur
du carbone, valeur du diplôme... les évaluations socioéconomiques décrites ci-dessus
ont conduit l'État à se donner différents paramètres permettant au porteur d'un
projet le calcul d'une valeur actuelle nette, critère additionnant les différents coûts
et bénéfices en les monétarisant. Au cœur de cette pratique, figure le taux
d'actualisation, aux enjeux importants entre le bien-être d'aujourd'hui et celui accordé
aux générations futures.
Une autre loi oblige le gouvernement à présenter tous les ans au Parlement un état
de la France au-delà du PIB, au travers des " dix nouveaux indicateurs de richesse "
(sic). Parmi ceux-ci, des indicateurs issus d'enquête ou des mesures estimées
(émissions de CO2, pauvreté, etc.). Il convient de noter que, formellement, se donner
des objectifs (ou des limites basses) sur ces différents indicateurs revient, s'ils étaient
intégrés à un modèle global, à en donner un critère agrégé, les variables duales du
modèle d'optimisation permettant de pondérer chaque indicateur en son sein.
Pour le dire autrement, chaque décision politique révèle une pondération dans une
logique multicritère : par exemple, investir une dizaine de milliards dans le PIC (Plan
d'investissement dans les compétences) revient à donner une valeur importante au
maintien en situation scolarisée ou en formation des jeunes. Bien sûr, cela ne permet
pas totalement d'arbitrer, surtout lorsque certaines mesures relèvent d'incitations,
le résultat (dépenses et impacts) ne reflétant qu'une valeur à l'équilibre ex post et
non ce qu'on était prêt à dépenser pour y arriver. Mais répertorier ce qui exprime nos
préférences collectives est possible simplement en observant les dépenses consacrées
aux différents sujets. Essayer néanmoins d'y voir plus clair, d'inférer de ces
structures de dépenses ce qu'elles révèlent précisément ne peut pas nuire.
Bref, chaque nouvelle loi, chaque décision gouvernementale, révèle la hiérarchie de
valeurs qu'elle implique. Agir raconte souvent mieux nos pensées qu'un long
discours ! L'État passe son temps à faire du calcul socioéconomique sans en avoir
envie, et des valeurs tutélaires sans en avoir l'air. Faire semblant de ne pas le voir
relève du déni, ce qui amena certains pro-calcul socioéconomique de dire que les
antis avaient du " sang sur les mains " lorsqu'ils refusent d'objectiver la valeur de la
vie humaine.
Il ne s'agit évidemment pas de prétendre modéliser totalement le monde - les
questions épistémologiques et métaphysique sont à la hauteur de la peur qui nous
étreint à l'idée d'un monde que l'on confondrait à son modèle -, ni de croire que la
hiérarchie des valeurs est stable dans le temps et qu'elle présente un préordre
complet, mais il est navrant de renoncer à la raison, celle des Lumières, qui parie
sur la communication entre les individus pour s'exprimer pleinement. Navrant de ne
pas essayer chaque fois de raisonner au mieux et d'expliciter - d'objectiver - le plus
possible ses raisons pour en permettre la discussion. Et d'apprendre. Ensemble.
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