Annuaire 2021 - ASSOCIATION DES ALUMNI DE L’ENSAE - 31

NOTRE SÉLECTION
La démocratie est-elle compatible avec l'idée
de gouvernementalité ?
Difficile néanmoins de contester l'argument précédent, celui qui dit que ce faisant
nous favorisons la diffusion d'une représentation du monde qui s'impose aux citoyens,
et que nous participons d'une gouvernementalité qui, de fait, n'est pas satisfaisante.
Trois pistes me paraissent nécessaires pour rendre compatible la démocratie et
l'exigence d'une prise de décision.
La première est fondamentale, et s'éloigne un peu du thème de cet article : il s'agit
de favoriser ce qui favorise l'apprentissage à plusieurs, et pour cela favoriser le
travail spéculaire chez les enfants. Jouer au jeu des chapeaux rouges [10], ou au jeu
du Poc [11]! dans la cour de récréation ne peut que contribuer à construire un monde
où l'on apprend des autres [12].
La seconde est tout aussi fondamentale : elle repose sur l'idée de décentralisation,
au cœur des théorèmes du bien-être, mais en élargissant son cadre à celui de l'appren -
tissage. Les représentations que nous avons chacun du monde nous constituent
individuellement et collectivement. En partageant les représentations sous-jacentes
aux décisions politiques, le débat public permet à chacun de confronter ce qui le
constitue avec ce qui nous constitue, au sens le plus républicain du terme.
La troisième oblige alors à considérer que la représentation parlementaire ne peut
se satisfaire de fournir " une majorité de gouvernement " . Une véritable représentation
des citoyens est essentielle à l'explicitation de préférences qui soient effectivement
celles des citoyens. Ce n'est ni au gouvernement ni aux experts qu'il revient de fixer
des valeurs tutélaires permettant les grands arbitrages socioéconomiques, mais au
Parlement, suite à un débat éclairé par les experts.
Plus radicale encore, la vision de la démocratie sous forme d'enquêtes chaque fois
organisées à partir d'un « " public " partie prenante d'un problème à résoudre, projet
d'investissement ou questions de société. Cette vision est celle que proposait Dewey
voici près d'un siècle, reconnaissant qu'action et connaissance ne peuvent être
dissociées et que chacun se construit dès lors en agissant et en enquêtant. Approche
séduisante mais vision de la démocratie encore à fonder... au sens d'un critère
d'intérêt général !
Pour finir, je me tourne vers les économistes et statisticiens : il reste à conduire le
travail de conceptualisation et de modélisation permettant de penser le monde et
de se le représenter d'une façon suffisamment simple afin, d'une part, de fonder
une alternative normative aux deux théorèmes du bien-être sans en perdre l'intuition
d'une décentralisation par la libre activité de chacun, d'autre part, de servir
opérationnellement dans la mise en œuvre des politiques publiques.
L'apprentissage indique l'existence d'un bien non soumis à la rareté et donc en dehors
du paradigme de l'économie classique. Là où les relations humaines importent - et
on pense naturellement à l'organisation de l'entreprise et au marché du travail - il
convient sans doute de mieux penser ce qui fait que l'homme n'est pas un loup pour
l'homme mais bien au contraire une opportunité chaque fois renouvelée d'apprendre.
[1] Antoine D'AUTUME (1982) : " L'introduction du temps dans la théorie de l'équilibre général " .
Cahiers d'économie politique/Papers in Political Economy (1982), pp. 93-127. Un dévelop -
pement plus long réhabiliterait les modèles à anticipations rationnelles, pour le moins dans
leur version éductive travaillée par Guesnerie. L'éductif vise à ne retenir d'anticipable que ce
qui est racontable (Roger GUESNERIE (2002) : " Anchoring economic predictions in common
knowledge " , Econometrica, vol. 70, no 2, (2002), pp. 439-480).
[2] " It has been assumed here that learning takes place only as a by-product of ordinary
production. In fact, society has created institutions, education and research, whose purpose
it is to enable learning to take place more rapidly. A fuller model would take account of these
as additional variables. " (Kenneth J. ARROW (1962) : " The Economics Implication of Learning
by Doing " . Review of Economic Studies, 1962, vol. 29, p. 155-173.
[3] Jean-Paul BOUTTES, Christian GOLLIER, Anne-Laure MASCLE-ALLEMAND, Aude POMMERET,
Eric PREUD'HOMME (2021) : Rapport au SGPI de contre-expertise du dossier d'évaluation
socioéconomique du projet de CIGEO, https://www.gouvernement.fr/liste-des-contre-expertises.
[4] Les modèles multi-agents ou modèles AGM [des initiales des auteurs du premier modèle
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de ce type : Alchourrón, Gärdenfors et Makinson (Carlos E. ALCHOURRON, Peter GÄRDENFORS
and David MAKINSON (1985) : " On the logic of theory change: partial meet functions for
contraction and revision " , Journal of Symbolic Logic, 50, pp. 510-530.)] proposent des
représentations du monde où différents agents ont des règles de réponses à un processus
" signal " qui va déclencher des premières réactions qui vont se propager du fait de la
modélisation en réseau qui est retenue. Chaque agent peut être modélisé de la façon la plus
complexe souhaitée puisque ces modèles restent des modèles de simulation sans à ce jour
de théorie statistique associée. Vont être modélisés l'environnement de l'agent, les interactions
qu'on lui autorise avec d'autres agents, ses règles de décision (de fait la modélisation de sa
réponse) qui sont fonction de ses règles d'adaptation. L'ensemble des croyances de l'agent
s'adaptent en effet ; ils agissent, observent les résultats et corrigent leur croyance
éventuellement avec soit une expansion de leur ensemble de croyances, soit une contraction,
soit une révision des probabilités associées. Ces modèles constituent un champ d'une incroyable
richesse, permettant de modéliser l'apprentissage par exemple d'un lexique commun mais
aussi d'une représentation du monde en classes de personnes, etc.
[5] Robert BOYD, Peter J. RICHERSON, and Joseph HENRICH (2011) : " The cultural niche: Why
social learning is essential for human adaptation " , Proceedings of the National Academy of
Sciences 108. Supplement 2 (2011), pp. 10918-10925.
[6] Alison GOPNIK, Clark GLYMOUR, David M. SOBEL, Laura E. SCHULZ, Tamar KUSHNIR, and
David DANKS, (2004) : " A theory of causal learning in children: causal maps and Bayes nets " ,
Psychological review, 111(1), pp. 3-32. Alexa R. ROMBERG and Jenny R. SAFFRAN (2010) :
" Statistical learning and language acquisition " , Wiley Interdisciplinary Reviews : Cognitive
Science, 1.6 (2010), pp. 906-914.
[7] Olivier REY (2016) : Quand le monde s'est fait nombre, Stock, Essais documents, Paris, 2016.
[8] Pour un recensement des modèles, voir Marie GARIN, Myrto LIMNIOS, Alice NICOLAÏ et al.
Epidemic Models for COVID-19 during the First Wave from February to May 2020 : a
Methodological Review. arXiv preprint arXiv:2109.01450, 2021.
[9] Caillé Alain, Critique de la raison utilitaire. Manifeste du MAUSS. La Découverte,
" [Re]découverte " , 2003.
[10] Dans la classe, tous les élèves ont un chapeau rouge, et chacun peut voir la couleur du
chapeau des autres. En revanche, il ne connait pas la couleur de son propre chapeau. Les
élèves ne peuvent parler entre eux. Le maître prend alors la parole et dit : « celui qui a un
chapeau rouge peut se lever et partir en vacances. Je reposerai la question tous les matins.
Pour information, il y a au moins un chapeau rouge dans la classe ». À noter que cette
information, tous les élèves l'ont. Le maître ne fait que la rendre " connaissance commune " .
S'il y a 10 élèves dans la classe, il ne se passe rien pendant 9 jours. Le dixième jour, tous se
lèvent et sortent. On peut avoir l'intuition de la démonstration avec deux élèves, X et Y. X se
dit le deuxième jour : « Y n'est pas sorti le premier jour alors qu'il sait qu'il y a au moins
chapeau rouge. C'est qu'il ne pouvait pas être sûr que c'était le sien, donc, que j'en ai un. »
Avec trois élèves, il faut une dimension spéculaire supplémentaire, mais le mode de
raisonnement reste le même. On perçoit ici la différence entre un savoir partagé et un savoir
public. Seul le savoir public permettrait en principe d'atteindre l'idéal problématique d'une
communauté dans laquelle, comme l'écrit Aumann, « il serait impossible de " s'accorder sur
ses désaccords " , sans que ceux-ci disparaissent. » (Jean-Pierre DUPUY (1992) : Introduction
aux sciences sociales, Logique des phénomènes collectifs, Ellipses, 1992, p. 78).
[11] Les enfants jouent à ce jeu très souvent : « tu as une tâche sur ta chemise ». L'autre
baisse le nez pour voir la tâche imaginaire sur sa chemise. Le premier lui touche le nez avec
son doigt et lui dit poc ! Le jeu du « poc ! » illustre la recherche volontaire d'une spécularité
infinie et son affranchissement pédagogique de la méfiance inquiète. Dans le jeu du " poc ! " ,
il s'agit de conduire quelqu'un à faire ou dire quelque chose et à lui signifier que l'on vient de
le manipuler en lui disant " poc ! " . Le second niveau du jeu arrive lorsque celui qui est manipulé
comprend qu'il est manipulé. Au lieu de s'exécuter et d'être alors victime du " poc ! " , il annonce
" contre-poc ! " . Au troisième niveau, le premier pressent que le second va comprendre le sens
de sa manipulation et annonce avant le " contre-poc ! " , " contre-contre-poc ! " . Le moment de
victoire - collective - est à l'ultime niveau, lorsque les deux regards se croisent et que chacun
comprend que chacun comprend et qu'ils annoncent ensemble " méta-poc ! " .
[12] Jean-Paul NICOLAÏ (2020) : Être ensemble et temporalités politiques. 2020. Thèse de
doctorat. EHESS.
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