Centraliens - N°631 - La revue des Arts et Manufactures - Janvier/Février 2014 - 19

les barrages

entre le Maître d'ouvrage et l'Ingénieur a un
caractère relationnel marqué et parce que c'est
bien l'ingénieur qui comme l'architecte dessine
le projet. Si un projet est bien conçu, c'est-àdire simple et explicite dans ses fonctions, si
les spécifications techniques et le contrat sont
bien rédigés par des ingénieurs expérimentés,
si la géologie est bien comprise et interprétée,
alors un entrepreneur même peu expérimenté,
bien guidé sur le terrain peut réussir une bonne
construction.

La formation des équipes
Comment constituer de bonnes équipes de
conception et maîtrise d'œuvre ou d'assistance
technique, et comment constituer des maîtres
d'ouvrage expérimentés et aptes à prendre de
bonnes décisions ? La formation reçue compte
un peu, mais moins que l'apprentissage par
l'expérience et que le développement du goût
d'apprendre et d'approfondir. Il y a beaucoup
de métiers qui demandent moins d'efforts
intellectuels que l'ingénierie des barrages. Il
faut donc sélectionner celles et ceux qui font
le choix conscient de ce métier que souvent ils
feront toute leur vie, par goût. Ensuite, il faut
favoriser la constitution de références communes qui sont en premier lieu celles qui sont
constituées par les barrages déjà construits dans
le pays ou conçu par la société qui les emploie.
Curieusement, dans bien des cas, les jeunes et
moins jeunes ingénieur(e) s ne connaissent
pas les barrages de leur propre pays même en
photo. On n'imagine pas un architecte qui ne
connaîtrait pas les grandes références architecturales. Il en est de même pour les barrages car
l'architecture globale, systémique, d'un barrage
se perçoit en le regardant surtout si cette lecture
des références est faite avec l'aide d'ingénieurs
plus expérimentés. On a déjà dit que le développement de système de contrôle purement documentaire néglige et parfois détruit la formation des plus jeunes et dilue le contrôle mutuel
de la compétence par l'expérience. La constitution de l'expérience commune, richesse incomparable, suppose un vrai travail en équipe qui
inclut des visites communes sur le terrain, la
présentation orale collective de ce qu'on a fait
et la revue structurée de la conception proposée
par chaque ingénieur(e) à son niveau. Il faut un
formalisme de la constitution de l'expérience
collective. Pour chaque pays, la constitution des
archives et la constitution d'un fond de documentation nationale sont fondamentales. Les
comités nationaux de la CIGB (ICOLD) 1 ont
cette vocation par leur fonctionnement national comme lieu d'échange, de partage et d'élaboration des bonnes pratiques. Ils ont aussi
vocation à déléguer des ingénieur(e) s dans les
comités techniques chargés d'élaborer les bulletins techniques qui exposent de façon courte
les bonnes pratiques internationales dans à
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peu près tous les domaines. Ces
ingénieurs acquièrent dans ces
groupes des connaissances nouvelles qui irriguent leur propre
pays. Ces échanges denses dans
chaque pays permettent d'éviter
que les bonnes pratiques ne se
perdent et que l'accumulation
d'ingénieurs successifs et insuffisamment expérimentés et compétents conduisent à projeter
des conceptions de plus en plus
compliquées, inutilement, à des
surépaisseurs, à des aciers inutiles
et en même temps à des impasses
graves par exemple en hydraulique à grande
vitesse à surface libre. Encore heureux, dans ce
dernier domaine, quand le pays dispose d'un
laboratoire de modèles réduits hydrauliques
qui permet de tester à l'échelle réduite les dispositions adoptées et de montrer les dysfonctionnements prévisibles.

Nouvelles pratiques et
circulation du savoir
Le rôle de ces comités et de ces échanges est très
important lorsque se constituent de nouvelles
pratiques. Les barrages sont régis par des règles
de l'art, des bonnes pratiques et de l'expertise
partagée. Toutes se constituent en permanence
ou s'oublient. Un exemple en est la pratique
des barrages en enrochement avec un masque
en béton qui s'est développé très rapidement
il y une vingtaine d'années. Un massif d'enrochent présentant un angle de frottement
interne élevé, permettant donc des pentes de
talus raide est étanché à l'amont par une dalle
en béton armé dont l'épaisseur varie de 0,30 m
à plus de 1 mètre selon la hauteur du barrage.
Les promoteurs de cette technologie ont beaucoup dit que ce sont les barrages les plus sûrs
et les plus faciles à réaliser, sans calculs complexes, disaient-ils, même dans les vallées très
étroites aux parois très raides. Beaucoup ont
été construits, beaucoup ont souffert de fuites
considérables difficiles à réparer. Cette constatation parfois douloureuse a conduit à utiliser
un peu mieux les modèles mathématiques qui
avaient été développés mais étaient peu exploités faute d'incitation à affiner l'approche de la
conception et de la réalisation. Autre exemple,
le Béton Compacté au Rouleau, béton pauvre
en ciment, pauvre en eau, mis en place avec
des bulldozers et des compacteurs vibrants est
devenu un matériau essentiel de la construction
des barrages. Le BCR a conquis une place considérable grâce à son coût et surtout à la vitesse de
construction qu'il permet. Les barrages en BCR
ont remplacé les barrages à contreforts et les élégants barrages à voûtes multiples. Les barrages
appelés poids sont en général rectiligne avec
un parement amont vertical et un parement

Tha-Dan, Thaïlande, 2004. Barrage en BCR, hauteur 95m,
le plus volumineux de ce type au monde à cette date, 4,5 millions
de mètres cubes de béton.

aval penté à environ 0,8 horizontalement pour
1 verticalement. Dans les régions sismiques, ces
barrages se comportent bien jusqu'à un certain
niveau de sollicitation, puis glissent sur leur
fondation. S'il s'agit de quelques millimètres, ce
déplacement se produit par une certaine dislocation du rocher de la fondation sans risque de
rupture (on admet pour les séismes extrêmes
que le barrage ait subi des dommages à condition que ces dommages ne conduisent pas à la
perte de contrôle du lac de retenue). Depuis
plusieurs années, la pratique s'est développée
de courber ces barrages, retrouvant le comportement exemplaire des barrages-voûtes sous
contrainte dynamique. Bien que ces ouvrages
soient construits au bulldozer, il faut les équiper de joints de retraits qui séparent la masse
en plots verticaux indépendants qui sont solidarisés en fin de chantier par injection de ces
joints qui agissent comme des vérins de mise en
place. Il se révèle alors nécessaire de raviver les
connaissances parfois éteintes dans la science
élégante des barrages-voûtes en l'adaptant aux
nouvelles technologies.
Pour faire émerger l'expertise collective, il faut
assurer l'équilibre entre la pratique du chantier
et la rigueur et la complexité de la conception.
Il faut que les concepteurs soient suffisamment
présents sur les chantiers car ce sont eux qui
connaissent les raisons qui justifient chaque
détail constructif aussi bien que les grandes
lignes. Et ceux qui sont surtout présents sur les
chantiers doivent être invités à donner leur avis
durant la période de conception.
C'est cette expérience collective et l'émergence
de cette expertise qui sont les meilleurs garants
de la qualité et donc de la sûreté des barrages. n
Bernard Tardieu (67)
Académie des Technologies
Président honoraire
du CFBR2
Ancien vice -président
de la CIGB

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