Centraliens - N°632 - La revue des Arts et Manufactures - Mars/Avril 2014 - 30

Dossier

La modélisation heuristique

au service de la recherche biomédicale
L'utilisation de modèles informatiques heuristiques, basés sur l'intuition et l'expérience, permettrait de
lever certains des verrous scientifiques qui ralentissent l'avancée de la recherche et la mise sur le marché
de médicaments innovants. C'est l'idée que défendent les cinq fondateurs de la société francilienne
BMSystems qui développe la plate-forme de modélisation CADI TM ( computer assisted deductive integration).

elle-ci, mise au point en 2002,
n'utilise pas d'algorithmes mathématiques mais s'appuie sur le
travail de biologistes intégrateurs
assistés d'outils informatiques,
suivant une approche heuristique.
BMSystems vient d'obtenir la preuve de
concept industrielle de sa plateforme, dans le
cadre d'une collaboration de recherche avec
le CEA-iMETI (Institut des maladies émergentes et thérapies innovantes) qui a mis au
jour de nouveaux mécanismes de dérégulation en cause dans la maladie de CreutzfeldtJakob. Manuel Gea, cofondateur et directeur
général de BMSystems, revient sur les circonstances de cette découverte scientifique et les
nombreux potentiels de la technologie dans la
recherche biomédicale.
u Biotech finances :

En quoi l'approche heuristique
permettrait-elle d'apporter
des solutions là où les modèles
mathématiques ont échoué ?
Manuel Gea : La représentation cartésienne
des mécanismes du vivant sur laquelle repose
encore en grande partie la recherche biomédicale a montré ses limites. Le taux de succès
des développements pharmaceutiques reste
très faible, autour de 10 %, ce qui est préjudiciable et ne peut plus durer, surtout lorsque
l'on sait qu'un candidat médicament nécessite
10 ans de recherche et entre 500 m€ et 1 Md€
d'investissement. Les chercheurs abordent la
biologie comme un ensemble de systèmes compliqués face auxquels ils tentent de trouver des
solutions mathématiques. Or la vie relève bien
plus de systèmes complexes, intégratifs et non
linéaires que les algorithmes ne permettent pas
toujours de résoudre. Ce constat nécessite un
changement urgent de paradigme dans lequel
les outils informatiques heuristiques vont jouer
un rôle important. Notre approche s'inspire en
partie d'un concept utilisé en sciences sociales,
appelé la sémantique générale ou raisonnement par sélection négative d'hypothèses.

Il consiste, devant un problème complexe, à
chercher la solution en dehors de son cadre défini. Prenons l'exemple d'une situation connue
de tous les jeunes parents. Parvenir à faire
manger à son enfant un plat de spaghettis en
sauce sans qu'il se tâche relève d'un problème
complexe.
Vous pourrez construire les meilleurs modèles
mathématiques, faire appel aux cerveaux les
plus brillants, vous ne trouverez pas de solutions. Car vous persistez dans la résolution
du mauvais problème - éviter les projections
de sauce - alors que la bonne question à se
poser c'est comment ne pas tâcher le vêtement
de l'enfant. En appliquant les principes de sémantique générale, vous comprenez qu'il faut
contourner la difficulté en mettant un écran
entre l'assiette et l'enfant et vous achetez un
bavoir. Ce cas nous éloigne beaucoup du sujet
mais il démontre bien la logique différente avec
laquelle nous étudions les travaux de nos clients
qui font appel à notre savoir-faire quand ils se
trouvent dans une impasse au niveau de leurs
investigations.
u Biotech finances :

Vous prétendez être
les pionniers dans la biologie
intégratrice.
Quel est votre modèle d'affaires?
Manuel Gea : Nous prenons soin de ne pas laisser à des intervenants extérieurs les moyens de
mettre la main sur nos actifs, et ce dans le but de
conserver le maximum de valeur. Nous sommes
cinq fondateurs, dont le Dr François Iris à l'origine de notre plateforme de modélisation heuristique CADITM, qui avons créé BMSystems
en 2004 avec 3,2 M€. Nous nous étions rapprochés quelques années plus tôt, au sein du think
tank Centrale Santé, dont je suis le fondateur,
et où nous avons pu développer notre réflexion
autour de la biologie intégrative. BMSystems a
été profitable dès 2006 et nous ne souhaitons
pas ouvrir le capital, dont nous sommes, avec
les dirigeants, propriétaires. Notre technologie
n'est pas ouverte au licencing ni à la mise à dis-

position de nos clients. Ainsi, nous travaillons
pour la moitié de notre activité dans le cadre
de collaborations qui conduisent à des valorisations sous forme de licence ou création de spinoff, et pour l'autre moitié dans les termes de la
recherche sous contrat. Dans l'un ou l'autre cas
nous aidons les entreprises ou institutions des
sciences du vivant à trouver des solutions à des
situations de blocage. Dans le cas particulier de
la santé, nous sommes capables par exemple de
déterminer avant l'entrée chez l'homme l'échec
probable d'une molécule. Nous pensons ainsi
pouvoir accélérer considérablement les étapes
de R&D des pharmas.
u Biotech finances :

Vous avez démarré en 2004
un projet collaboratif avec le CEA
qui vous a permis de faire
la preuve de concept industrielle
de votre plateforme.
Dans quelles circonstances
est née cette alliance ?
Manuel Gea : En 2003, nous avons décidé de
réaliser sur nos fonds propres le premier modèle
heuristique in silico d'une maladie humaine
complexe, de type Creutzfeldt-Jakob. Nous
avions choisi cette pathologie parce que ses
mécanismes chez l'animal et chez l'homme sont
similaires et parce que c'est un cas d'école dans
les maladies neurodégénératives. Il nous fallait un partenaire pour valider notre approche
et nous nous sommes tournés vers le CEA,
qui était déjà à cette époque le centre d'excellence reconnu dans le domaine des maladies
à prions. C'est d'ailleurs le CEA qui a mis au
point le test le plus performant de dépistage de
la maladie de la vache folle. Très rapidement, le
CEA a accepté de financer ce projet collaboratif
long terme, avec une part de risque très importante, pour valider notre modèle CADI™. De
surcroît, nous n'étions pas connus à l'époque.
Enfin, fait rare qui ne serait peut-être plus possible aujourd'hui, nous n'avions signé aucun
accord formel, décidant simplement d'avancer
ensemble si les recherches aboutissaient.
Centraliens no632 [mars/avril 201
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