ParaMag - N°389 - Octobre 2019 - 14

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Par
Yves-Marie Guillaud

ANTIGONE

Le récit dans les réseaux sociaux de l'interdiction de sauts* prononcée le 8 août dernier pour atterrissage hors zone contre un ancien champion de voile-contact ayant réalisé 6.000 sauts a inspiré quelques réactions, assez peu il est vrai du moins de manière
visible. Car si beaucoup causent, peu s'exposent. Qui est prêt à
défendre des principes à son propre péril ? Qui pour être Antigone ?
Retenons l'intéressant message d'un président d'une école associative qui ouvre une réflexion sur l'opposition entre la raison collective
- la raison d'État - et la raison individuelle - la raison du cœur -
appliquée à notre microcosme parachutiste, preuve que dans notre
micro-société peuvent faire irruption les grands principes. On l'a vu
le mois dernier* avec le principe de séparation des pouvoirs.
Ce président associatif a écrit : «C'est vrai qu'il y a probablement
à creuser sur l'abus de pouvoir du DT. Le point de vue que j'essayais de défendre est qu'un DT (ou moniteur BEES ou BPJEPS)
a un devoir d'honnêteté vis-à-vis de sa fédération et inversement la
fédération se doit de considérer ses moniteurs et directeurs techniques, sans quoi ce serait un réel b..... Après, charge à (nom de
la personne interdite de sauts) de saisir la fédé pour se défendre et
démontrer la sanction injustifiée.»
Il conclut : «Si à chaque interdiction de saut il devait y avoir une
commission de discipline, on s'en plaindrait tous (sautant, encadrement, comité de discipline...) et j'imagine qu'aucune interdiction de
sauts ne serait prononcée aux dépens de la sécurité.»
Remarquons que l'auteur de ces lignes s'interroge sur l'hypothèse
d'un abus de pouvoir, thème évoqué ici le mois dernier*. Il peine lui
aussi à croire qu'avec 6.000 sauts l'individu soit à ce point devenu
dangereux. Remarquons aussi qu'il estime que la personne sanctionnée doit pouvoir «saisir la fédé pour qu'elle puisse se défendre et
démontrer la sanction injustifiée». Or aucun recours n'existe*.
Il ajoute : «Si aujourd'hui un DT demande une interdiction de sauts
et que la fédé ne suit pas, là il y aurait un gros, un énorme problème : ça sous-entendrait qu'elle ne reconnait pas le diplôme et
les compétences du DT». Il rejoint ainsi la position du président de
la FFP** : «L'une des prérogatives de la Fédération est d'assurer la
sécurité des pratiquants, pour eux-mêmes et celle des autres. Ainsi,
toutes les demandes d'interdiction de sauts reçues à la fédération
par les directions techniques des écoles sont traitées de la même
manière, sans remettre en doute leur fiabilité et leur véracité».
Pour eux, l'intérêt général (la raison d'État) prime sur la justice (la
raison du cœur). Mais on peut aussi concevoir l'inverse, où la justice
prime sur la raison d'État. Cette question hante l'humanité depuis
l'émergence de la philosophie dans la Grèce antique, avec Socrate
(470-399 avant JC).

Octobre19:389
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Le dramaturge Sophocle (495-406 avant JC) a mis en scène dans
la tragédie «Antigone» (en 441 avant JC) des personnages confrontés à des problèmes moraux de cette nature. Jean Anouilh (19101987) a réécrit la pièce en 1944, ce qui lui a valu, en cette période
trouble, les accusations ahurissantes et contradictoires d'être pro
ou anti-Hitler selon les convictions d'accusateurs aveuglés.
Antigone est la fille d'Œdipe, souverain de Thèbes, et de Jocaste
(sa femme et sa mère - il a épousé sa mère - d'où le «complexe
d'Œdipe»). Ses frères Etéocle et Polynice se sont entretués pour
succéder à leur père. Le pouvoir échoit à Créon, frère de Jocaste,
qui décrète que, des deux frères, Polynice est le traître qui ne recevra pas de sépulture, et que quiconque osera l'enterrer sera puni de
mort. Antigone tente plusieurs fois de le recouvrir de terre. Sa sœur
Ismène la soutient puis renonce.

Après un long débat avec Créon sur le but de l'existence, Antigone
est emmurée vivante dans une grotte. Créon regrette, mais trop
tard : en rouvrant la grotte, on découvre qu'Antigone s'est pendue et
que Hémon, le fils de Créon, fiancé à Antigone, s'est laissé enfermer
avec elle. Hémon crache au visage de son père qu'il accuse d'avoir
commis «une faute contre la justice» et s'ouvre le ventre avec son
épée. Désespérée, sa mère Eurydice se tranche la gorge.
Antigone a choisi la raison du cœur jusqu'à accepter d'en mourir.
Créon a choisi la raison d'État, y sacrifiant sa nièce bien-aimée,
choix tragique dont il est puni par la mort de son fils Hémon et de
sa femme Eurydice. Ismène a choisi de ne pas choisir : «Je cède à
la force ; je n'ai rien à gagner à me rebeller».
En écrivant que «les demandes d'interdiction de sauts reçues à la
fédération par les directions techniques des écoles sont traitées de
la même manière, sans remettre en doute leur fiabilité et leur véracité», le président de la FFP a choisi la raison d'État. En écrivant
que «si aujourd'hui un DT demande une interdiction de sauts et que
la fédé ne suit pas, là il y aurait un gros, un énorme problème», le
président d'école associative a choisi la raison d'État.
Par principe, par raison d'État - éviter «un énorme problème», «un
réel b.....» - la fiabilité et la véracité des décisions d'un DT ne sont
donc jamais examinées. Les interdictions de sauts sont automatiquement validées par la FFP. Le «devoir d'honnêteté vis-à-vis de
sa fédération» du DT n'est jamais vérifié. On préfère risquer de
condamner un innocent au nom de l'efficacité du système et par
incapacité à imaginer un autre type de commandement.
Le mythe d'Antigone ne sera jamais résolu, car il ne fait pas appel
à un principe, mais à un choix. Le choix de Créon : mieux vaut une
injustice qu'un «énorme problème». Le choix d'Antigone : mieux
vaut un «énorme problème» qu'une injustice. Le choix d'Ismène,
lâche : ne pas s'en mêler. On retrouve par exemple ce dilemme
du choix dans la problématique de l'accueil ou non des migrants
clandestins. Faut-il les expulser - raison d'État - ou les accueillir -
raison du cœur - ?
En pratique, le choix n'est pas entre les extrêmes, mais dans l'équilibre à trouver entre la raison d'État et la raison du cœur. C'est subtil
et délicat. À tel point qu'il serait souhaitable que ce ne soit pas le
choix d'une seule personne, fût-elle roi de Thèbes ou président de
fédération. Il y faut de l'empathie, mais la psychothérapeute Isabelle
Filiozat*** identifie une actuelle baisse de la «dimension de l'empathie». Elle précise : «Nous voyons aujourd'hui l'émergence d'une
génération moi-moi-moi».
Petite pause à ce stade de la rédaction de ce texte pour aller à
temps voir passer les 2.543 coureurs de l'UTMB (Ultra Trail du
Mont-Blanc) dont 1.556 seront à l'arrivée... L'espagnol Pau Capell,
le vainqueur, mettra 20h19 pour parcourir 171 km et 10.000 m de
D+ après 166 km d'échappée solitaire pour une prime de victoire de
2.000 euros, et le dernier 46h55. Sacrés sportifs... !
Les six courses du week-end ont réuni 10.000 athlètes tirés au sort
parmi les 25.000 inscrits. À titre de comparaison, la FFP déclare
avoir délivré 13.270 licences annuelles pratiquant en 2018****.
C'est presque tout le parachutisme qui a couru à Chamonix, et
deux fois le parachutisme qui s'est inscrit. Le parachutisme est une
communauté minuscule. Et comme si elle n'était pas encore assez
minuscule, on interdit et on exclut... Au secours, Antigone ! n
* ParaMag, septembre 2019, «Réflexion sur l'interdiction de sauts»
** Courrier du 5 septembre 2019
*** Le Figaro
**** Site internet FFP, lien «statistiques» en bas de la page d'accueil.
http://www.paramag.fr
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