La revue RH&M - N°76 - Janvier 2020 - 66

Le coup de gueule d´Hervé SÉRIEYX

Ah, ça I.A, ça I.A, ça I.A !
(refrain révolutionnaire)

M

anifestement, les nouveaux Sansculottes du digital ne sont pas tous
sur la même longueur d'onde. Leurs
prédécesseurs de 1792 qui vouaient
«  les aristocrates à la Lanterne  »
chantaient plus à l'unisson. Et c'est
sans doute une bonne chose : croire
que toute avancée technologique produira ipso facto un
progrès de société relève, comme chacun sait, d'un scientisme
imbécile.
À l'évidence, l'Intelligence Artificielle, qui va sans doute
transformer tous les processus de production de biens et de
services, et partant, l'ensemble du monde du travail et notre
vie quotidienne, fait débat. En témoignent les rudes échanges
par chroniques acerbes interposées entre Gaspard Koenig et
Luc Ferry dans un quotidien du matin, peu enclin à proposer
à ses lecteurs un ton de si vive polémique.1
Fidèle à sa foi charbonnière et quelque peu iréniste dans
l'efficacité des régulations libérales pour permettre que tout
progrès technologique contribue à l'intérêt général, Luc Ferry
conteste l'idée que l'IA serait susceptible de réduire notre
capacité de choix : il s'en prend donc avec vigueur au dernier
livre de Gaspard Koenig , « La fin de l'individu », qui affirme,
au terme d'un passionnant voyage dans tous les endroits du
monde où les avancées de l'IA ont un tour d'avance, que face à
l'intelligence artificielle, l'optimisme de principe ne suffit pas.
La multiplicité des exemples que Koenig est allé recueillir, de la
Silicon Valley à Pékin en passant par les centres de recherche
de l'Inde, d'Israël, de Hollande ou de Grande Bretagne, sont
autrement convaincants que la sympathique et enthousiaste
naïveté de notre philosophe national : si s'embarquer dans
cette colossale révolution technologique aux incidences
sociétales aujourd'hui encore imprévisibles est inéluctable et
potentiellement positive pour l'humanité, il faut le faire les yeux
ouverts ; chaque avancée peut se révéler créatrice de liberté
ou multiplicatrice d'esclavage. Le modeste exemple que donne
l'auteur de l'effet du GPS sur notre cerveau est illustratif :
« Le libre arbitre n'est pas qu'une question métaphysique :
des études neuroscientifiques montrent qu'un usage intensif
du GPS provoque l'atrophie de certaines zones cérébrales. »
Bien sûr, épouvantail absolu, il y a cette considérable
accélération de la reconnaissance faciale par les équipes

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chinoises qui permet au régime de Xi Jimping d'amorcer une
politique de bons et de mauvais points sociaux qui pourraient
transformer demain un milliard quatre cents millions
d'humains en zombies manipulés. On se rassure en se disant :
« C'est chez les chinois ! ». Mais plus sournois sont les biais
individuels introduits par les concepteurs d'algorithmes, les
« nudges » (coups de pouce) conçus par des neuroscientifiques
pour rendre les utilisateurs accros aux applications, le
processus même du deep learning qui, compilant des data,
donc de l'existant, risque de fabriquer des comportements
de plus en plus conformes et de rendre plus improbable
l'émergence des futurs Mozart.
Remercions Gaspard Koenig pour nous avoir fait partager les
leçons de son voyage sur la planète IA, ce qui peut nous éviter
de succomber aux fallacieuses promesses des technologues
fous ou au grand laisser-faire des inconditionnels de cette
affirmation : « le progrès technique engendre toujours le
progrès de l'humanité ».
Réjouissons-nous surtout de l'accueil que Paris vient de
réserver, les 29 et 30 octobre, à la réunion organisée, sous le
haut patronage du président de la République, par le Global
Forum on IA for Humanity (GFIAH) : les meilleurs experts
internationaux de l'IA, des sciences humaines et sociales se
sont efforcés lors de cette rencontre d'élaborer une réflexion
sur cette technologie qui bouleverse déjà la vie des citoyens et
des acteurs économiques. Pour éviter qu'à l'avenir seuls les
grandes entreprises américaines et l'Etat Chinois définissent
les standards respectés au cœur de cette révolution, la France,
le Canada et l'Union européenne cherchent déjà à définir une
troisième voie qui allie innovation technologique poussée en
IA et affirmation d'une approche humaniste.
Face à l'IA, il ne s'agit pas d'être frileux mais d'éviter d'être
embarqué vers « Le meilleur des mondes ». Alors entonnons
avec cœur « Ah, ça IA, ça IA, ça IA ! », mais moderato cantabile. 

1. cf les articles du Figaro de Luc Ferry le 24 octobre et de Gaspard Koenig le 26 octobre 2019

Hervé SÉRIEYX
Co-auteur de "Alarme, citoyens ! Sinon, aux larmes !
(Manifeste pour une France vénitienne)"
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