La revue RH&M - N°77 - Avril 2020 - 16

Tendance RH / Décryptage

La double crise du travail
Le monde du travail dans nos sociétés matures est en crise : stress et
perte de sens face à la pression du
court terme, des objectifs financiers,
de la multiplication des normes et de
l'hyperconnexion, crainte de l'avenir
face à l'incapacité de nos gouvernants à résoudre le problème du
chômage et à la montée en puissance
programmée des robots, d'assurer
la confiance des jeunes dans notre
système de retraite... Les salariés
du monde moderne sont usés, et
ceux qui sont exclus partiellement
ou totalement du travail, de plus en
plus découragés. Une double crise
du travail. 
Nombre d'observateurs s'interrogent : quelles perspectives
s'ouvrent à nos pays développés où

Gilles VERMOT
DESROCHES
Directeur Développement durable
SCHNEIDER ELECTRIC

P.16 | AVRIL 2020 | N°77 LA REVUE RH&M

la croissance économique semble
entrer dans une phase de stagnation, alors même que les promesses
technologiques n'ont jamais paru
aussi brillantes ? Tel est l'étrange
paradoxe de la société numérique :
« Petite Poucette a vu diminuer le
nombre des cols bleus ; les nouvelles
technologies feront fondre celui
des cols blancs », analyse Michel
Serres. « La productivité, augmentant verticalement depuis 1970, la
croissance démographique mondiale, aussi verticale et s'ajoutant
à la première, raréfient de plus en
plus le travail ; une aristocratie en
bénéficiera-t-elle seule, bientôt ? »
Selon l'économiste français Roger
Sue, 40 à 60% des emplois seraient
ainsi menacés à l'échéance d'une
vingtaine d'années : « Le retour plus
qu'hypothétique à une croissance
forte n'inversera pas cette tendance
que le numérique accélère. [...] Les
classes moyennes diplômées payent
le prix de cette déstructuration
du travail et de la précarisation de
l'emploi qui génèrent une tension
sociale de plus en plus mal refoulée
comme en témoignent les récentes
élections aux États-Unis ainsi qu'en
Europe avec les manifestations et les
conflits. »
Tension sociale, mal- être au travail
également. De nouvelles pathologies
apparaissent dans le vocabulaire des
spécialistes de la santé. On connaît le
burn-out, ce syndrome d'épuisement
professionnel dû à la surcharge de
travail et aux injonctions contradictoires du management par le stress,
qui concernerait en France quelque
3 millions de personnes et est considéré par nombre d'experts comme
la nouvelle maladie du siècle. Elle
ne touche d'ailleurs pas que l'Eu-

rope. Le sujet est sensible en Chine,
par exemple. Sont plus récemment
apparus le bore-out, quand la cause
de cet épuisement professionnel
est l'ennui ; et le brown-out, quand
c'est l'absurdité des tâches confiées
qui rend malade. Cette évolution des
pathologies signifie que le problème
auquel est confrontée notre société
n'est plus seulement la charge de
travail, mais également la légitimité
de ce travail : son sens, par- delà
son organisation. Face à cette question de santé publique née avec le
XXIe siècle, le bonheur au travail
est devenu un enjeu stratégique
pour les entreprises : les palmarès
nationaux et internationaux publiés
chaque année par l'Institut Great
Place to Work, qui distinguent les
« entreprises où il fait bon travailler », sont devenus un référentiel de
poids pour les jeunes diplômés et
profils expérimentés convoités par
les employeurs. Par- delà cet enjeu
d'attraction et de fidélisation des
talents au sein de la « guerre » qui
se livre au niveau mondial, le malêtre au travail menace directement
la performance de l'entreprise : selon
une enquête menée par Harvard
et le MIT, les salariés insatisfaits
seraient 2 fois plus malades, 6 fois
plus absents, 9 fois moins loyaux,
31% moins productifs et 55% moins
créatifs que les salariés heureux !
Le monde de l'anthropocène fait
donc face à une double crise du
monde du travail : une crise de
l'emploi, qui se raréfie, menaçant
les équilibres démocratiques mondiaux ; une crise de la raison d'être
du travail, tel qu'il fonctionne depuis
la révolution industrielle, menaçant
la survie même des entreprises et
des économies développées alors
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