La revue RH&M - N°88 - Janvier 2023 - 66

LE COUP DE GUEULE D´HERVÉ SÉRIEYX
Le temps
des bascules
A
u panthéon des mots à la mode, voici,
depuis peu, un nouvel arrivant, très
tendance : « bascule ». Venu du vieux
français (« battre » et « cul »), cette
bascule évoque ces coups de pieds au
derrière qui précipitaient, sous les rires
des badauds, les personnages infortunés
des farces du Moyen Âge.
Ces temps-ci, journalistes, essayistes et acteurs politiques utilisent
à tout va ce joli mot qui traduit d'une façon imagée ces
brusques changements du cours des choses qui nous envoient
sans préavis dans des mondes où nous perdons tous nos repères
et où nos pratiques et nos habitudes d'hier ne nous sont plus
d'aucun secours ; en un instant, nous changeons d'univers. Voici
quelques bascules parmi bien d'autres.
La bascule climatique : bien sûr, nous avions tous écouté
depuis des années, et avec intérêt, les inquiétantes prévisions
du GIEC. Mais ça ne nous avait pas conduits à changer grandchose
dans nos façons de vivre. Et puis voici les folles canicules de
cet été dernier et les considérables incendies subséquents : d'un
coup, nous basculons dans un nouveau réel dont nous ne savons
plus ce qu'il sera ni comment nous parviendrons à triompher des
menaces qu'il annonce.
La bascule géopolitique : la guerre en Ukraine et le jeu
d'alliances et de neutralités négatives qu'elle a suscité ont brusquement
révélé à tous la relative marginalisation de l'Occident,
l'Occident mesure qu'en dépit de sa puissance financière, scientifique,
technologique et de ce qu'il pensait être son atout maître,
l'avantage démocratique1
, il est mis en cause par des coalitions
multiples et à géométrie variable qui récusent sa prétention à
exercer un « soft leadership » mondial. D'où cette bascule dans
un monde dont nous ne maîtrisons plus la grammaire.
La bascule énergétique : Allemands et Français se sont
abandonnés aux paresses politiques du « on continue comme
on a toujours fait ». Les uns, les Allemands, en se soumettant
à un partenaire gazier russe qui veut la mort de l'Occident, les
autres, les Français, en se révélant incapables de sortir de cet
impossible « en même temps » : en fermant Fessenheim, on veut
réduire l'impact du nucléaire dans notre bouquet énergétique et,
en même temps, on prétend fortifier autant qu'il le faut cet atout
nucléaire incomparable tout en cessant d'en assurer la bonne
maintenance : résultat de cet ambigu pas de deux, la moitié de
nos centrales sont indisponibles et nous basculons dans l'incertitude
énergétique à l'orée de l'hiver.
P.66 | JANVIER 2023 | N°88 LA REVUE RH&M
La bascule numérique : rien de plus convaincant que le dernier
livre de Daniel Cohen « Homo numericus. La « civilisation »
qui vient2
». Hier encore, héraut enthousiaste de la révolution
numérique, celui qui préside l'École d'économie de Paris constate
qu'aujourd'hui elle est en train de produire une véritable révolution
anthropologique : « Plutôt que de créer de l'intelligence
collective, Internet se révèle une énorme machine à confirmer les
a priori, aussi absurdes soient-ils. Les algorithmes nous enferment
dans des sortes de ghettos numériques, où nos croyances
sont renforcées par ceux qui pensent comme nous. Par ailleurs, le
numérique vise à rationaliser les activités de service en réduisant
les inter activités humaines. Ce faisant, nous perdons l'habitude
de nous voir, de nous parler, de nous rencontrer : la révolution
numérique accroit un mal qui gangrène notre société et qu'elle
prétend guérir : l'anomie sociale, où chacun se retrouve seul et
incapable de comprendre les autres3
» . Et voilà une autre bascule
dans un monde inconnu.
La conjonction de ces quatre bascules, qui nous « battent le cul »,
nous jette dans le vide : et nous découvrons peu à peu que nos
outils favoris, ( l'État providence, l'Administration omniprésente,
la démocratie représentative traditionnelle, un syndicalisme
éparpillé, souvent plus enclin à protester qu'à proposer...) qui
ont contribué, hier, à protéger les plus fragiles, commencent à
montrer leurs limites dans cet univers inconnu d'aujourd'hui
pour lequel ils n'avaient pas été conçus.
Il va nous falloir sortir de cette « zombie attitude », de ceux qui
croient encore que nous vivons aujourd'hui une simple crise,
semblable à celles que nous avons toujours connues. Dans ce
grand basculement de nos repères passés, nous allons devoir,
chacun et ensemble, réapprendre à utiliser notre tête, notre cœur
et notre âme pour inventer les repères et les pratiques de demain
afin que ce monde inconnu qui vient demeure au moins aussi
vivable et humain que celui que nous quittons. Un superbe défi
qui n'est pas gagné d'avance.
1. L'avantage démocratique : un système politique à la confluence du Droit Romain,
de la démocratie athénienne, de la miséricorde judéo-chrétienne, des Lumières et
de la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen.
2. Editions Albin Michel.
3. Extrait d'une interview de D. Cohen par le journal La Croix
( supplément du week End 10/09/2022).
Hervé SÉRIEYX
Co-auteur de " Alarme, citoyens ! Sinon, aux larmes !
(Manifeste pour une France vénitienne) "
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