i+D - Mai/Juin 2018 - 55

Profil ICONique : Roger Thomas - par Ambrose Clancy

i+D : Il existe une expression disant qu'une
personne qui vit toute sa vie dans un même
endroit devient un étranger dans sa propre
ville natale.
R. Thomas : Enfant, lorsque je vivais et grandissais
à Las Vegas, il y avait 30 000 habitants ; puis il y en
a eu 70 000, et lorsque je suis parti à l'université,
la ville comptait environ 120 000 personnes.
Maintenant, il y en a trois millions. (En riant)
Alors, oui, je suis un étranger dans ma ville natale.
i+D : Étiez-vous à Las Vegas l'année dernière
au moment de la fusillade de masse qui a eu
lieu en octobre ?
R. Thomas : J'étais à la maison et je dormais. Ma
première pensée a été : comment cela peut-il arriver
ici ? Et ce fut le cas pour tous ceux d'entre nous
qui étaient près de cette tragique catastrophe. Une
scissure entre le temps et le lieu. Une immédiate
bouffée de peur, et vous êtes affligé par ces pertes,
et vous pensez à vos amis et aux membres de votre
famille qui étaient si près d'être là.
i+D : Quel âge aviez-vous, la première fois que
vous êtes entré dans un casino de Las Vegas ?
R. Thomas : Trois ou quatre ans. Mon père était
le fondateur de la première banque qui a prêté de
l'argent à un casino. Il n'était donc pas inhabituel
de me retrouver au café de l'ancien Desert Inn.
C'est là où tout le monde se retrouvait.
i+D : Ça devait être excitant, pour un enfant.
R. Thomas : Tout le monde n'a-t-il pas grandi
comme cela ? Je n'avais pas conscience que les
autres ne célébraient pas leur anniversaire au
dîner-spectacle de Frank Sinatra.

Image : Danilo Agutoli

i+D : Vous rappelez-vous le moment précis
où vous vous êtes dit que faire des casinos
sombres et labyrinthiques était idiot et
peu pratique?
R. Thomas : J'ai pensé que je ne voulais pas que
les gens soient dans un casino. Je voulais qu'ils soient
dans leur casino, qu'ils se l'approprient, peu importe
où ils se trouvaient, aux machines à sous ou aux jeux
de table. Ce qui est important avec le design, ce n'est
pas la palette de couleurs que vous présentez ni de
rendre l'endroit si confus que vous y piégez les gens.
Mes objectifs sont le drame, la romance, le mystère,
un souci de confort, une pincée de taquinerie et de
l'humour. Je veux que les clients prennent conscience
que s'ils adorent leur expérience, ils sentent qu'ils
doivent absolument revenir à cet endroit.
i+D : Et comment vous y prenez-vous, tout en
rendant les lieux durables et faciles d'entretien,
et à la fois résistants à l'usure que cause
le passage de milliers de gens chaque jour ?
R. Thomas : Avec beaucoup de difficulté. Avec
beaucoup de temps passé à tester, essayer, réfléchir et
parler avec les personnes qui assurent l'entretien de
ces lieux. Steve Wynn m'a toujours permis de bâtir
un modèle à l'échelle de chacun des casinos que nous

avons construits, ce qui est un avantage de taille.
Le modèle du casino Wynn a été construit dans un
bâtiment Butler [structure de métal préfabriquée] sur
le terrain de golf Desert Inn, et il a évolué sur une
période de deux ans où l'on a changé la moquette,
les couleurs, l'éclairage, le mobilier. Tout. J'ai passé
ces années à équilibrer l'ensemble, en y intégrant les
commentaires de tout le monde. Lorsque je suis entré
dans le modèle pour la 300e fois, j'ai fait - wow !

i+D : Qu'est-ce qui vous effraie ?
R. Thomas : Créer un lieu sécuritaire sur
le plan architectural.

i+D : Vous êtes un fanatique des lunettes.
R. Thomas : J'en ai déjà eu des dizaines et des
dizaines de paires. Mais j'étais beaucoup plus jeune,
et ma prescription changeait tous les cinq ans.
Maintenant, ma prescription change aussi souvent
que je change de chemise. Je m'en tiens donc aux
basiques : noires, bleues, grises et claires. Beaucoup
moins aventureux que les magenta, orange, fuchsia
et toutes les nuances de vert.

i+D : Vous avez été élevé dans l'église
mormone. Quel effet cela a-t-il eu sur vous ?
R. Thomas : J'ai quitté l'église lorsque j'avais
environ 13 ans. Plusieurs membres de ma famille
sont encore très pratiquants à ce jour, et il y en a
d'autres qui ne participent pas du tout. Ma quête
de spiritualité a eu lieu ailleurs. J'ai eu ma période
d'auto-destruction à l'école d'art.

i+D : Quelle est la première chose que vous
avez conçue ou construite ?
R. Thomas : Nous étions cinq enfants, dans ma
famille, et nous avons hérité de ce magnifique jeu
de blocs de construction de plus de 200 pièces. J'ai
passé des heures assis sur le sol à construire des
environnements bâtis sans me lasser. On allait à
cheval dans le désert et je sculptais des paysages
avec des pierres rouges et bâtissais des châteaux de
sable, créais des fontaines et des étangs, je passais
des heures à inventer des mondes fantastiques.
i+D : Et d'où cela venait-il ?
R. Thomas : Je suis né avec ça. Je ne crois pas
que l'on puisse apprendre l'urgence de construire.
J'ai toujours dessiné, peint, joué dans la boue.
i+D : Votre premier emploi ?
R. Thomas : Mon premier emploi rémunéré était
quand j'avais 16 ans ; adjoint aux caissiers de la
banque. Cela a duré un mois.
i+D : Un mois tout entier ?
R. Thomas : Il ne faut pas poursuivre un travail
pour l'argent. Il faut le faire par passion.
i+D : Quelle différence cela fait-il de concevoir
un casino en Asie, plutôt qu'en Amérique
du Nord ?
R. Thomas : Nous avons découvert, en concevant
un casino pour l'Asie, que les gens jouaient au
baccarat. Point à la ligne. Ils s'assoient à des tables
de la hauteur de tables de salle à manger au lieu de
tabourets comme pour le black jack ou de se tenir
debout comme quand on joue au jeu de craps,
ou encore assis à une machine à sous, de sorte
qu'architecturalement parlant, les pièces devaient
être complètement différentes. Une manière tout
à fait autre de trouver l'équilibre entre intimité
et facilité d'orientation. Les sièges prennent alors
beaucoup d'importance. Mies van der Rohe a dit
qu'il était facile de concevoir des gratte-ciel, mais
beaucoup plus difficile de créer des chaises.

i+D - mai-juin 2018

i+D : Qu'est-ce qui vous fait rire ?
R. Thomas : Je peux rire à la vue d'une forme,
une lumière ou une couleur merveilleuse. Ça me
fait rire lorsque j'arrive dans notre atrium chez
Wynn, et qu'on a remplacé l'agencement floral.

i+D : Il faut passer par là.
R. Thomas : De toute évidence, je l'ai fait.
i+D : Vous êtes sur une île déserte et n'avez
droit qu'à une seule sorte de musique.
Laquelle est-ce?
R. Thomas : Mozart.
i+D : Quelqu'un a déjà dit que si Mozart avait
vécu plus longtemps que 35 ans, il aurait écrit
toute la musique.
R. Thomas : Vous pourriez argumenter qu'il a écrit
toute la musique.
i+D : Lorsque vous levez les yeux de votre
bureau, que voyez-vous?
R. Thomas : Eh bien, pour commencer, il faut lever
la tête. Qui a le temps de faire ça? Quand je lève
les yeux, je vois une peinture cubiste, un bronze
néo-classique, une lampe Morris Lapidus, un
portrait de moi, peint il y a 40 ans dans le style de
John Singer Sargent, une photo d'Andy Warhol en
train de faire mon portrait... Vous pouvez me
traiter de minimaliste manqué.
i+D : Vous vous réveillez le matin ; combien
de temps s'écoule-t-il avant que vous ne vous
mettiez à penser au travail ?
R. Thomas : Quelques secondes. Je me réveille
souvent au beau milieu d'un rêve où je me promène
dans un nouveau lieu.

AMBROSE CLANCY
est rédacteur en chef du
Shelter Island Reporter
et romancier, auteur
documentaire et journaliste.
Ses articles ont paru dans GQ,
The Washington Post et le
Los Angeles Times.

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