Bibliothèque d'histoire du droit et droit romain - Tome 31 - Le juriste entre science et politique - 102

LE JURISTE ENTRE SCIENCE ET POLITIQUE

religion au sein de la société, est non seulement directeur de la Revue Générale,
mais y exprime à plusieurs reprises ses vues.
173. L'exemple le plus frappant d'une certaine ouverture du périodique à des
auteurs aux convictions religieuses fortes, est certainement celui de René (Prigent) de
Kérallain (1849-1928). Ce docteur en droit, catholique fervent et hostile à la République, contributeur de poids de la Revue Générale, ne s'est jamais privé de faire
connaître ses opinions, sur un ton d'ailleurs souvent ironique, qui donne un certain
piquant à ses comptes rendus et les différencie des autres recensions à la tonalité convenue. Nous avons déjà évoqué le fait qu'à deux reprises, la rédaction s'est crue obligée
d'insérer un avertissement aux propos tenus par l'auteur breton. Et lorsque l'on connaît
le personnage et la teneur des discours qu'il tient dans la Revue Générale, l'on s'étonne
que cet avertissement ne soit pas bien plus fréquent... voire systématique ! Répertorier
l'ensemble de ses interventions serait fastidieux ; contentons-nous alors de donner
quelques exemples qui illustrent une tolérance certaine de la part de la direction.
174. Ainsi, René de Kérallain n'hésite pas à qualifier de « confiscation arbitraire »
les mesures affectant les biens ecclésiastiques299 et de façon plus générale, il remarque
que « la société moderne s'engage aujourd'hui dans une voie dangereuse en voulant opérer le divorce de la morale et de la religion »300. En somme, c'est un thuriféraire
convaincu de la doctrine chrétienne qui « mérite la considération des indifférents à
nombre d'égards. Elle est un tissu plus élevé que la philosophie banale des publicistes
quotidiens [...] ; elle représente ainsi comme un point de repère immuable au milieu du
chaos ou de la fluctuation du système »301 (sic). Il est d'ailleurs pleinement conscient des
avantages qu'il peut tirer de la tribune qui lui est offerte en tant que catholique302. Il
semble malgré tout qu'il y ait des limites à la liberté qui lui est accordée par Joseph
Lefort qui « s'est effaré à l'idée que je pense faire un article [...] sur les Jésuites, dans une
revue libérale ! Shocking ! »303. Ainsi, des directeurs comme Boistel ou Louis-Lucas
n'expriment pas dans la Revue Générale leurs croyances religieuses, ce qui est davantage le cas de Brocher et très nettement celui de R. de Kérallain. Peut-on alors parler
d'une réelle ouverture de notre périodique sur ce plan ?
175. Il s'agit plutôt d'une ouverture relative et on peut d'ailleurs s'interroger sur le
fait de savoir dans quelle mesure l'accueil de R. de Kérallain ne fait pas office d'exception confirmant la règle. Sa présence n'est-elle pas davantage tributaire des liens personnels qu'il entretient avec le secrétaire de rédaction de la Revue Générale304 que d'une
299. Compte rendu Des rapports au sacerdoce avec l'autorité civile, à travers les âges et jusqu'à nos
jours, au point de vue de la légalité d'Horoy, Revue Générale, 1887, tome 11, p. 93.
300. Revue critique de plusieurs ouvrages de G. Courcelle-Seneuil, Revue Générale, 1889,
tome 13, p. 249-250.
301. Compte rendu Les principes fondamentaux du droit de Vareilles-Sommières, Revue Générale,
1890, tome 14, p. 260.
302. Il écrit ainsi à un ami : « Notez que, si vous et moi vivions renfermés dans notre milieu catholique,
on nous ignorerait ; nous serions classés parmi les purs idiots. Mais vous professez dans une Université
libérale, "gueuse" ; j'écris dans des revues "Libres pensantes" ; nous causons de vive voix, ou la plume en
main, avec des libéraux. On ne peut plus nous ignorer, négliger nos objections, c'est ennuyeux » (l'auteur
souligne). Cf. « Lettre à M. de la Vallée-Poussin, Quimper, 31 mai 1909 », Correspondances..., op. cit.,
tome 2, p. 320.
303. « Lettre à Mme de K..., 24 avril 1910 », Correspondances..., op. cit., tome 3, p. 27. L'auteur
souligne.
304. J. Lefort fut en effet l'avocat de René de Kérallain dans l'un de ses nombreux procès contre la
municipalité de Quimper au sujet de propriétés foncières, notamment celui qu'il gagna après vingt-trois
ans de procédure et auquel le juriste breton fait allusion de manière récurrente dans ses correspondances.

Table des matières de la publication Bibliothèque d'histoire du droit et droit romain - Tome 31 - Le juriste entre science et politique