Anthologie du droit - Essais sur les lois - 42

ESSAIS SUR LES LOIS

§2
ÉCRIT EN 1995 5
À la différence d'autres réformes de la même veine, la réforme du droit civil
des incapables majeurs n'a pas fait l'objet d'une re-réforme. Les changements se
sont produits à côté, dans le Code de la santé publique, avec la loi du 27 juin 1990,
substituant à l'internement des aliénés l'hospitalisation des malades mentaux.
Anecdotiquement, je crois me souvenir que cet aspect de la maladie mentale n'avait
pas été absent des préoccupations du législateur de 1968, que l'avant-projet se présentait comme un diptyque dont le volet Internement a disparu, sans laisser de
traces 6. Heureuse disparition, du reste, car, à en juger par les résistances qu'a éprouvées la loi de 1990 avant de voir le jour, il est vraisemblable que, si la réforme de
droit civil avait été soudée à l'autre, elle eût été paralysée pour longtemps - d'autant
que l'autre se voulait ambitieuse, apparemment trop, faisant intervenir les magistrats au stade préliminaire d'où la loi de 1990 a préféré les écarter.
Malgré son divorce d'avec le droit sanitaire, la loi de 1968 n'en était pas moins
très ouverte aux psychiatres comme aux administrateurs d'établissements psychiatriques. Ceux-ci ne furent pas longs à s'en accommoder, insérant sans peine
dans ses schémas leurs nécessités, leurs habitudes, à l'occasion leurs routines professionnelles. Dans cette adaptation réciproque, il est permis d'apercevoir une
preuve de la souplesse de la loi, également les dangers d'une certaine dérive.
Un des reproches les plus couramment adressés à la pratique hospitalière,
telle qu'elle s'est développée dans ces derniers temps, est d'avoir refoulé, marginalisé les familles au profit de l'Administration. Le recours aux tutelles en gérance,
commodité trop promptement saisie, a pu être dénoncé comme un étatisme rampant. Les responsabilités sont partagées et diluées. À qui la faute si les familles
sont évanescentes parce que disloquées ? Et souvent c'est la maladie elle-même
qui provoque ou aggrave la dislocation. Si les psychiatres sont les premiers à se
méfier des familles, c'est qu'ils ont des raisons scientifiques de croire que le siège
du mal peut être dans le groupe autant que dans l'individu. Il est regrettable que
la mise sous sauvegarde de justice, possible déclic de catastrophes familiales,
puisse s'accomplir comme un jeu d'écritures entre les médecins et le procureur :
celui-ci ne pourrait-il s'efforcer d'informer, réveiller, faire bouger les familles ?
Mais constater que le ministère public n'a pas été le ministère actif que l'on rêvait
qu'il fût, c'est aborder un problème non pas tant d'organisation que de politique
judiciaire qui relève de plus haut.
Sur le versant de ces réflexions moroses, on se sent entraîné à poser au pouvoir législatif, à son fantôme, la question-piège dont les journalistes ne détestent
5. De même que le § 1er ci-dessus avait servi de préface à la première édition du livre de Jacques
Massip, La réforme du droit des incapables majeurs, Paris, 1969, ce § 2, à son tour, a préfacé, en 1995,
ce qui était, beaucoup mieux qu'une réédition, une transformation, le passage du commentaire de
textes - des textes encore vierges de jurisprudence - à l'œuvre approfondie de doctrine. Nous avons
désormais un traité théorique et pratique du droit des majeurs protégés, dont un chapitre important
(nOS 393 à 417) est consacré à la loi du 27 juin 1990. Durant les vingt-cinq années écoulées, Jacques
Massip, par sa présence à la 1re Chambre civile de la Cour de cassation, par ses rapports, ses notes, ses
articles, a contribué fortement à l'application de la réforme.
6. Je puis toujours rêver d'une documentaliste, mise à ma disposition par grâce d'État, capable
de redécouvrir mes textes là où une chatte ne retrouverait pas ses petits.

Anthologie du droit - Essais sur les lois

Table des matières de la publication Anthologie du droit - Essais sur les lois