MINES LA REVUE DES INGÉNIEURS #510 - Novembre 2020 - 91

Cette nouvelle rubrique est ouverte à tout Mineur
souhaitant publier dans la Revue.
Comme son nom l'indique (Libre propos),
tous sujets peuvent être abordés, dans le respect
de la bienséance, et sur maximum 1 page.
Le Comité de rédaction est souverain, sans se justifier,
quant à la publication des textes qui lui sont proposés.
LIBRE PROPOS
L'économie sens dessus dessous, ou réciproquement
Par JEAN-FRÉDÉRIC COLLET (N68)
Il était demandé aux contributeurs de fournir
leur papier fin juin, pour un numéro prévu
pour sortir en septembre - il sera finalement
dans vos boîtes aux lettres fin novembre.
L'exercice est donc périlleux, on va quand
même essayer.
Juin 2020
Ce sont souvent les mêmes, qui au début de
la crise sanitaire prophétisaient doctement
qu'après rien ne serait plus comme avant, et
qui dès la mi-mai réclamaient à cor et à cri le
retour, et au plus vite, à la situation d'avant.
Cherchez l'erreur.
L'économie reprend, dans un paysage
largement sinistré. Un exemple, le transport
aérien. Pendant plusieurs mois il a fonctionné
à 5 ou 10 % de ses capacités. Et la plupart des
gens, pour ne pas dire l'immense majorité, ne
s'en portaient pas plus mal. Alors, dans
quelles conditions faut-il le faire redémarrer ?
Soyons honnêtes : il m'est arrivé de prendre
l'avion, souvent pour des motifs professionnels,
parfois aussi pour mes loisirs. Mon
dernier voyage était un vol de nuit, et pas un
low cost : Air France, s'il vous plaît. Pour rien
au monde je n'aurais manqué la collation
servie au milieu du vol. Je n'ai pas été déçu :
de la morue en sauce, impeccablement
conditionnée dans sa barquette alu. Mais
disons les choses : la morue même en sauce à
8 000 mètres d'altitude, c'est un luxe qui a un
prix. La barquette alu aussi a un prix. Soyons
clairs : on doit pouvoir se passer du transport
aérien, même pour des motifs professionnels
(le télétravail, on l'a vu, peut très bien se
substituer au kérosène). Il doit donc être
considéré - sauf pour certains transports de
fret dans les cas d'urgence - pour ce qu'il est :
un gros jouet coûteux.
Autre exemple, l'industrie automobile. Les
constructeurs français veulent ou vont devoir
reconvertir la production de leurs usines.
Trop de bagnoles, c'était à prévoir (- 90 % de
ventes en avril par rapport à l'an dernier, des
dizaines de milliers de voitures sur parc
attendant l'acheteur), on va donc à la place
fabriquer du matériel d'équipement ménager
ou médical. La communication risque d'avoir
du mal à suivre. On imagine mal les doubles
pages de publicité pour les SUV et autres
hybrides qu'on trouve immanquablement dès
qu'on ouvre un news magazine, laisser la
place du jour au lendemain à de chatoyantes
images de lits de réanimation, de respirateurs,
d'aspirateurs, de fers à repasser...
'Quand le bâtiment va, tout va', disait-on dans
les Trente Glorieuses. Depuis quelques
décennies c'est à l'industrie automobile qu'est
assigné ce rôle de locomotive de l'économie.
Quelle nouvelle locomotive pour prendre le
relais ? Les GAFAM, ou leur déclinaison
locale ? Ce serait se jeter dans la gueule du
loup. L'isolation thermique des bâtiments ?
C'est sympa, mais cela ne constitue pas
l'alpha et l'oméga d'une politique économique.
L'industrie du luxe, dont on nous dit
que nous sommes les champions du monde ?
C'est une fuite en avant.
Pendant des siècles, le travail était un mal
nécessaire à la production des biens et
services. Lorsque les gens n'ont plus été
astreints à travailler que 8 heures par jour au
lieu de 12 ou 15, ils étaient plutôt contents.
Aujourd'hui ce n'est plus 8 heures de travail
quotidien qui sont nécessaires, mais 6 ou 4.
Et c'est le drame. Inversion du sens des
choses : ce n'est plus le travail qui est
nécessaire pour produire, mais la production
qui sert à 'fabriquer' des emplois.
L'invention ou la découverte d'une nouvelle
'locomotive' de l'économie ne sera qu'un
leurre ; mieux vaut plutôt se préparer à une
économie sans locomotive attitrée. Alors,
quel nouveau modèle ?
Fin mai 2020 a été mis en place, dans la plus
grande discrétion, un conseil d'économistes.
Ce comité remettra son rapport en décembre.
Qui, d'ici là, se sera souvenu de son
existence ?
Septembre 2020
Le gouvernement appelle de ses vœux des
relocalisations industrielles - pour l'heure ce
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sont surtout plans sociaux, dégraissages,
fermetures d'usines annoncées... C'est le
grand écart entre l'impératif de relance
économique, et la nécessité de ne pas
baisser la garde face à un virus qui redevient
actif.
En mars, le confinement nous est tombé
dessus, sans sommation. On n'avait pas le
temps de se poser des questions, il fallait
juste parer au plus pressé et s'organiser.
Désormais ce sera plus compliqué.
L'heure est à la citoyenneté, donc à la
consommation. Qui parmi nous, se rendant
à la boulangerie pour acheter sa demibaguette
ou sa tradi, ne s'est pas entendu
demander 'Et avec ça ?' Le vrai bon citoyen,
c'est celui qui, venant chez le marchand
d'automobiles de luxe de passer commande
d'une Lamborghini, au moment où le
vendeur lui tend dans un même mouvement
les clés et le ticket de caisse, ajoute
'Mettez-moi aussi une Maserati' (pas de
chance ce sont des marques italiennes, mais
on peut très bien transposer avec des
produits français).
Octobre 2020
Couvre-feu dans 9 métropoles, qui sera
bientôt étendu à la moitié du territoire.
Les milieux de la culture protestent qu'on
les étrangle. Voire. Des spectacles proposés
à 21 heures en hiver, on ne s'y prendrait pas
autrement si l'on voulait renforcer l'idée que
concerts ou théâtre sont un caprice de bobos
et de lève-tard. Sauf erreur, chez nos voisins
allemands la plupart des activités associatives
ou culturelles sont proposées en
semaine à 18h30 ou 19 heures ; et si leurs
entreprises étaient toutes en faillite du fait
de l'insouciance de leurs salariés, cela se
saurait...
L'argent public déversé pour boucher les
trous là où il y en a besoin (santé, culture,
restauration, tourisme...) n'est à ce jour ni
compensé par une hausse des impôts ni
accompagné d'une reprise de l'inflation. C'est
l'un des nouveaux mystères de l'économie. 
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