Droit et Société - Volume 63 - Droit, justice et changement social - 119

ÉLEMENTS D'UNE THÉORIE DU CHANGEMENT JURIDIQUE ET JUDICIAIRE
stable. En objectivant les formes de l'action, la traduction normative de ces pratiques
partagées fixe des balises qui sont aussi impératives pour les acteurs du
champ que pour ses observateurs.
Au plan de son évolution, chaque institution est traversée par l'histoire de sa
propre ossification. Cette fuite en avant dans le formalisme est plus évidente encore
au sein des champs d'action anciens. Chaque système évoluant par couches
successives et sédimentaires voit ainsi ses références normatives se complexifier
de façon continue. Cette complexification accompagne l'évolution de tout champ
d'action stable et soulève quatre considérations.
La première réside dans le poids des normes antérieures sur les normes suivantes.
Toute norme nouvelle (si elle ne les amende pas) doit s'appuyer sur les
normes déjà établies, même lorsque la fonctionnalité de ces normes plus anciennes
est de moins en moins certaine. L'antériorité d'une norme donne ainsi à
celle-ci une force symbolique qui consacre son autorité. Il est inévitable que, sur
une longue période, les normes définies par la suite se callent sur les précédentes.
Il s'ensuit que, même une fois tombées en désuétude, ces normes plus anciennes
survivent « en creux » dans tous les dispositifs où cette antériorité et cette autorité
ont été prises en compte. Les choix normatifs antérieurs s'imposent ainsi aux
normes suivantes et en surdéterminent le contenu. Par régression successive, on
en vient ainsi à réaliser parfois, qu'une norme trouve sa signification en réponse
à une autre qui, elle, a disparu depuis.
Une seconde considération tient aux conditions sociales et idéologiques qui
président inévitablement à l'établissement d'une norme quelle qu'elle soit. Si on
prend acte de ce que la majorité des normes ne vise pas tant à établir un principe
abstrait qu'à régler un problème pratique, il est inévitable que les règles définies
au sein d'un système soient marquées par les conditions historiques, culturelles,
financières ou organisationnelles de leur établissement. Encore ici, une forme
d'hégémonie des origines s'impose, origine dont le système ne peut plus se dégager
et qui détermine une orientation générale difficile à corriger. Chaque
norme conserve en effet la trace profonde des raisons qui ont justifié sa définition.
La difficulté vient de ce que la mise en forme juridique du monde constitue
essentiellement une activité « conservatrice ». Elle consacre toujours un standard
qu'on privilégie par rapport à un autre, à un certain moment de l'histoire sociale,
en le pérennisant 32. La tendance des acteurs d'un champ fortement institution32.
André-Jean ARNAUD, « À la recherche d'un statut épistémologique propre », dans Le droit trahi
par la sociologie, Librairie générale de droit et de jurisprudence, Paris, 1997, p. 61-72. Les
effets les plus patents de cette pérennisation sont surtout observables dans les cas de normes
établies en vue de répondre à une difficulté temporaire ou conjoncturelle. Ainsi, les dispositions
relatives à l'Union civile, adoptées en 2002 pour contourner le problème de l'union entre conjoints
de même sexe (reconnu en 2004), continuent aujourd'hui de s'appliquer et on y réfère
plus de 130 fois dans l'ensemble du Code civil du Québec. Le tout illustre bien la « continuité »
des normes établies par strates successives. Dans le même sens, on constatera qu'en France,
dans plusieurs communes, le recyclage des déchets domestiques se fait distinctement selon
qu'on recueille le verre (déposé dans des cloches à certaines intersections de la ville) ou les
autres matières recyclables (plastique, papier, métal) qui sont recueillies sans distinction. On
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DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 63, 2024

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