Droit et Société - Volume 63 - Droit, justice et changement social - 57

LE DROIT ET LA JUSTICE COMME LABORATOIRE DU CHANGEMENT SOCIAL
1.4. La réception sociale de la normativité juridique (R)
La forme courante (« posée ») de la normativité juridique ne clôture pas pour
autant le cycle de la normativité. Une fois établi, le droit ne peut être mis en
action que par des acteurs sociaux concrets. C'est ce que mettent en évidence les
études portant sur la réception de la normativité et sur l'usage social des normes
juridiques fixées par le droit 33. On sait que les études réalisées sur l'effectivité
du droit permettent de distinguer, une fois la norme établie, les effets attendus du
droit de ses effets émergeants (imprévus), les effets immédiats des effets différés
et les effets concrets des effets symboliques 34. Cette seule typologie multiplie de
façon importante les cas de figures susceptibles de rendre compte de la façon
dont le droit se trouve réapproprié socialement. Ici, des rationalités différentes
s'opposent, mises en évidence par Max Weber : la rationalité formelle de la
norme posée et abstraite et la rationalité plus matérielle à laquelle sont aux prises
les acteurs sociaux 35. Cette « matérialisation » met en évidence ce qui fait que le
droit, une fois donné, ne garde son intégrité et sa fixité que dans le cadre du
discours juridique abstrait, c'est-à-dire lu en tant que théorie de ce que la société
doit être. Au-delà de cet univers restreint, le droit une fois posé, connaît inévitablement
une dernière réforme, celle qui lui impose la réception sociale qu'on lui
réserve. On peut ainsi parler de relecture sociale du droit, sinon de réforme a
posteriori de la norme juridique.
Cette théorie de la réception ne doit pas faire illusion. Elle ne signifie pas que
la régulation des comportements imposés par la norme juridique soit toujours
inefficace, mais que la régulation qu'elle propose, ou impose, tient moins de la
conformité des comportements que de l'intégration de la normativité juridique
en tant que procédé d'ajustement mutuel. Cet ajustement est fonction d'une multitude
de facteurs parmi lesquels il faut intégrer la distance de la norme juridique
proposée par rapport aux attentes sociales du moment et la diversité des rapports
que chacun peut entretenir vis-à-vis de la normativité dans son ensemble et dont
rend compte la sociologie 36 et la psychologie clinique 37. Il n'est pas abusif de
traiter de cette réception du droit comme l'occasion d'une nouvelle forme de légitimation
de la normativité, ici, celle que propose le Législateur. Dans tous les
cas, les modalités de réception du droit constituent l'occasion d'une dernière
33. Bartolomeo CAPPELLINA et Cécile VIGOUR, « Recours différenciés au droit et aux tribunaux
civils : Études des représentations et modes de réception de la justice », dans Droit et société,
106, 3, 2020, p. 603-622 ; Susan S. SILBEY, « Étudier la 'conscience du droit' : Construction
d'une théorie de l'institution à partir de micro-données », dans Droit et société, 100, 3, 2018,
p. 733-788.
34. Valérie DEMERS, Le contrôle des fumeurs : Une étude d'effectivité du droit, Préface de Guy
ROCHER, Éditions Thémis, Montréal, 1996.
35. Max WEBER, Sociologie du droit, Presses universitaires de France, Paris, 1986 ; Michel COUTU,
Max Weber et les rationalités du droit, Librairie générale de droit et de jurisprudence/Presses
de l'Université Laval, Paris/Québec, 1995.
36. Susan S. SILBEY, « Étudier la 'conscience du droit' : Construction d'une théorie de l'institution
à partir de micro-données », dans Droit et société, 100, 3, 2018, p. 733-788.
37. Lawrence KOHLBERG, Charles LEVINE et Alexandra HEWER (dir.), Moral Stages : A Current
Formulation and a Response to Critics, Karger, Bâle, 1983.
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DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 63, 2024

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