La revue RH&M - N°89 - Avril 2023 - 19

REGARDS CROISÉS | REGARDS CROISÉS | REGARDS CROISÉS
* Le dernier péché capital, peut-être celui
le plus d'actualité, serait de favoriser
la dégradation de l'environnement et
d'encourager le réchauffement climatique
pour toutes les raisons évoquées :
consumérisme, égoïsme, accroissement
des inégalités ...
Je veux montrer qu'il existe plusieurs
courants dans le libéralisme. En fait, chacun
se crée sa propre théologie libérale.
La mienne, je l'ai construite en grande
partie sur l'ordolibéralisme parce que
c'est un courant particulier qui, je crois,
répond justement à ces critiques.
Delphine LANCEL | Justement,
qu'est-ce que l'ordolibéralisme et
en quoi est-il différent ?
L'ordolibéralisme est effectivement un
libéralisme différent. C'est un libéralisme
parce qu'il repose sur les idées de
supériorité de l'économie de marché, de
la propriété privée, de l'importance de la
concurrence, de la critique de l'État-providence
généralisé...
Mais comme je le disais, il apporte aussi
des réponses aux libéralisme :
* L'individualisme ne peut pas être une
finalité, il existe quelque chose de plus
important, de plus noble, et la dignité ne
passe pas que par l'économie, elle passe
aussi par la culture.
* Le profit n'est pas une finalité, c'est un
moyen. Il est bien sûr indispensable et
il faut laisser les entreprises être profitables
sinon elles meurent. On trouve
forcément en filigrane la question du
partage de la valeur qui est encore un
sujet majeur.
* Le libéralisme du « laissez-faire » peut
encourager, en l'absence de mécanismes
régulateurs, l'apparition de
monopoles qui prennent le pouvoir et
deviennent trop puissants, comme on
le voit notamment avec les géants du
numérique. L'un des principes absolus
de l'ordolibéralisme est qu'il faut se
méfier des entreprises qui deviennent
trop grandes, surtout en l'absence
de concurrence. Une entreprise qui
contrôle un secteur ou qui a une trop
grande influence sur le secteur est de
nature à créer un certain nombre de
problèmes, faire du lobby...
* Les inégalités ne peuvent pas être trop
importantes dans une nation parce
qu'une société tiraillée par des écarts
de revenus ou de patrimoine n'est pas
stable.
* L'ordolibéralisme critique très fortement
la consommation pour la consommation.
Pour les ordolibéraux, si notre
finalité est de consommer toujours
plus, nous aurons une vie ratée, nous
ne pourrons qu'être malheureux.
* Les ordolibéraux soutiennent que l'État
doit être présent, sous certaines formes
et pour faire certaines choses, mais
pas tout. D'abord, l'État doit réguler
la concurrence et faire en sorte que la
celle-ci existe réellement. Ensuite, l'État
doit accompagner les transformations
de la société et l'émancipation, notamment
pour les plus modestes. Mais l'État
ne peut pas être partout (contrairement
à l'État-providence).
* Pour le dernier reproche sur l'environnement,
les ordolibéraux constataient
déjà que nous allions violer la nature.
Ils critiquent la déshumanisation de la
société d'aujourd'hui, la massification.
Ils ont cette crainte d'un monde qui
deviendrait trop urbain.
Patrick PLEIN | En quoi l'ordolibéralisme
n'est-il pas seulement un projet
économique mais, quelque part,
un projet plus général, un projet de
société ?
C'est un projet qui parle de l'éducation,
du spirituel, de la culture, de notre rapport
à la nature, de la solidarité, de notre
engagement dans nos communautés...
Une différence majeure avec le libéralisme
tel qu'on l'entend généralement
dans le débat public est l'importance de
tout ce qui n'est pas économique dans nos
vies et pourtant essentiel dans l'émancipation
individuelle. Il y a une très grande
influence de la philosophie de Kant
(omniprésente dans les écrits ordolibéraux,
dans leur conception du monde).
On retrouve la conscience, l'éthique, la
loi morale de Kant. La liberté n'est pas
la liberté de faire ce que je veux, c'est la
liberté de me fixer une loi morale à vocation
universel (l'impératif catégorique)
et de la suivre. Mais c'est aussi de pouvoir
s'extraire de toutes ces pesanteurs,
ces contraintes dont nous héritons (religieuses
ou familiales), qui font partie de
nous et qui nous empêchent parfois de
nous émanciper. Cela passe par l'accès à
la culture, la spiritualité, la philosophie.
Delphine LANCEL | L'ordolibéralisme
est opposé à l'interventionnisme
étatique mais préconise un Etat fort.
Comment cela est-il conciliable ?
La question est légitime. Elle est très
juste et montre aussi certaines limites de
la pensée ordolibérale. C'est pourquoi le
travail doit reprendre et continuer.
Cela a été fait depuis par de grands économistes,
notamment Daron Acemoglu,
qui a travaillé sur le rôle des institutions,
le rôle de l'État « modéré ».
Comment définir État raisonnable ? Le
principe est que l'État, dans le champ
économique, doit intervenir avec prudence,
avec toujours cette idée que plus
il est important, plus il prélève sur l'économie
et gêne la création de richesses.
Pour l'ordolibéralisme, l'État doit cependant
sortir de ses fonctions régaliennes
(défense, police et justice). Il a vocation à
intervenir dans l'économie, pour accompagner
les transformations de la société
et soutenir les plus modestes.
L'intervention de l'État est d'autant plus
justifiée qu'elle est dans l'adaptation
plutôt que la conservation et qu'elle ne
casse pas l'économie de marché. Une
intervention de l'État qui encourage et
stimule sera toujours préférable à une
intervention directe, à la politique des
chèques pour faire simple. L'idée d'État
raisonnable contient aussi cela : il faut
qu'il soit équilibré en termes de dépenses.
Le principe de transparence de l'utilisation
de l'argent public a donc beaucoup
d'importance.
LA REVUE RH&M N°89 | AVRIL 2023 | P.19
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