La revue RH&M - N°89 - Avril 2023 - 66

LE COUP DE GUEULE D´HERVÉ SÉRIEYX
" Retraite " , " inactifs " ... :
quand les mots d'hier
piègent l'avenir
À
l'image du supplice chinois de la goutte
d'eau, la rémanence durable dans la société
d'aujourd'hui de vocabulaires du
passé finit par abîmer le cerveau des
citoyens. Ainsi l'omniprésence de la
locution « prendre sa retraite » finirait
presque par laisser supposer à beaucoup
que le temps de la carrière professionnelle
constituerait le cœur de la vie. Heureusement, il n'en est
rien : en effet, une fois passé ce petit tournant administratif dit
« de la retraite » et pour peu que l'on soit en bonne santé quand
on amorce ce virage, commence la période, sans doute la plus
riche de son existence. Débarrassé du pesant licol - cette obligation
de gagner quotidiennement des sous pour payer son pain
- on peut enfin s'ébrouer librement dans le grand champ de ses
préférences ; on passe du statut d'actif par contrainte à celui d'actif
par décision, par choix personnel. On devient vraiment maître
de sa vie. Et surtout, on peut se rendre plus utile aux siens et à
son petit bout de monde.
Pire encore est cette pratique d'autrefois, que l'on retrouve , toujours
présente, dans les statistiques de l'INSEE, (et sans doute
aussi dans les catégories mentales de ses agents), qui consiste à
considérer que ceux qui ne sont plus salariés dans le privé, fonctionnaires
opérationnels dans le secteur public, artisans dans
leurs ateliers, commerçants dans leurs boutiques.... deviennent,
« à la retraite », ipso facto des « inactifs », c'est-à-dire des personnes
qui ne contribueraient plus au nécessaire dynamisme de
la République : plus stupide que ça tu meurs ! C'est même souvent
le moment où ces personnes deviennent le plus activement
utiles à la collectivité en se préoccupant à nouveau de leur proximité,
(leur couple, leurs enfants, petits enfants, leurs amis, leur
quartier, leurs associations locales, celles de leur bassin de vie...),
c'est-à-dire là où la vraie vie a tant besoin du don généreux de
chacun au sein d'associations dynamiques ou de tout autre type
de collectifs au service des autres.
Souvent, dans notre Occident qui a, par ailleurs, bien des attraits, à
force d'avoir privilégié la seule dimension économique du monde,
on a fini par l'y réduire. N'existeraient que les coûts chiffrables, les
productions monétarisées, les réalités quantifiables, bref tout ce
qui est mathématisable et que l'on peut traduire par des nombres,
des modèles numériques, des équations et des dérivées. Tout le
reste, la vertu, l'honneur, le don gratuit, la générosité, le sens des
P.66 | AVRIL 2023 | N°89 LA REVUE RH&M
" C'est souvent lors de la " retraite "
que les " inactifs " deviennent finalement
le plus activement utiles pour la
collectivité en se préoccupant à nouveau
de leur proximité, c'est à dire là où la
vraie vie a tant besoin du don généreux
de chacun... au service des autres. "
autres, l'amour, c'est-à-dire l'essentiel, semblent devenir hors
sujet. Et dans cet univers de la norme et du chiffre, où chacun
est peu à peu réduit à l'état de producteur ou de consommateur,
l'espace de nos courtes vies finit par être structuré par des règles
administratives et des vocabulaires qui dénaturent la réalité et la
vérité de nos existences. On a beau savoir qu'il s'agit là de conventions
arbitraires, « retraité » a longtemps voulu dire « retiré du
jeu et mis sur le bord de la route » et « inactif » signifié « ne sert
plus à rien et n'est plus bon à grand-chose ».
Mais les temps semblent changer. Les considérables cortèges de
ceux qui protestent contre la Réforme des retraites et de leur
report de deux ans indiqueraient-ils que dorénavant « actifs »
voudrait dire « prisonniers du travail obligé » et « retraités »,
« libérés du bagne » ?
Effet post pandémie ? Convergences de peurs diverses trop accumulées
? Remise en cause du travail salarié? Mutation sociétale ?
Ou simple accès d'humeur politique ? En tout cas, des mots usuels
qui balisent depuis moins de deux siècles nos temps de vie pourraient
bien connaître des significations différentes. Décidément,
« retraites » et « inactifs », sont des mots vraiment piégés.
Hervé SÉRIEYX
Co-auteur de " Alarme, citoyens ! Sinon, aux larmes !
(Manifeste pour une France vénitienne) "
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