MINES LA REVUE DES INGÉNIEURS #520 - JUIN 2023 - 39

tions actuelles, la transition ne sera pas
réalisée suffisamment rapidement.
Vous montrez bien comment en
trente ans le monopole chinois sur
les terres rares s'est peu à peu
transformé, grâce à son système
politique, en quasi-monopole sur
des produits finis à haute valeur
ajoutée. Le modèle chinois peut-il
servir de référence pour un certain
nombre de pays émergents ?
Il y a un pays en ce moment qui suit la
Chine sur ces sujets-là : l'Indonésie. Elle
est riche de matières premières, comme
l'étain ou le nickel, indispensables pour
les batteries des voitures électriques. À
la différence de la Chine, l'Indonésie ne
veut pas céder son nickel à bas prix,
préférant vendre du nickel plus raffiné.
D'ailleurs, depuis 2020, le nickel ne peut
plus sortir d'Indonésie sans avoir été
partiellement raffiné, multipliant par 10
les gains d'exportation du pays. Pour
Joko Widodo, le président indonésien,
l'avenir n'est cependant pas de devenir
un géant du nickel, mais plutôt un géant
de production de batteries. Il pousse
ainsi Elon Musk à investir sur son territoire
pour des gigafactories, afin que
l'Indonésie occupe l'aval de la chaîne de
valeur. Les Indonésiens ont même évoqué
publiquement la possibilité d'un
cartel pour contrôler les prix et vendre
la matière première à des tarifs plus élevés
qu'aujourd'hui, mais le Canada, lui
aussi gros producteur de nickel, s'y est
opposé.
D'autres pays essayent de suivre ce
chemin : la Bolivie veut produire des
batteries, le Ghana veut raffiner son
lithium, la RDC veut taxer davantage les
produits du secteur minier pour que le
cobalt n'enrichisse pas seulement ceux
qui l'extraient chez eux... On voit ce
nationalisme des ressources s'exprimer
de plus en plus, prenant diverses formes
sur le plan fiscal et industriel.
Mais ces États auront-ils les moyens de
leurs ambitions ? Investir dans la chaîne
de valeur suppose d'avoir les ressources
humaines, les investisseurs, un cadre
politique stable, une administration peu
corrompue et des infrastructures portuaires
ou routières. Il faut également
des centrales électriques qui produisent
de l'électricité bon marché. C'est une
chose d'annoncer une telle politique,
mais c'est une autre chose de se donner
les moyens de la mettre en œuvre.
Par de nombreux exemples,
votre livre montre comment
ces processus ont accéléré la
désindustrialisation en Europe
et aux États-Unis, favorisant
l'émergence de partis dits
populistes. Les ressources minières
sont-elles un enjeu de survie
de nos systèmes occidentaux
démocratiques ?
Lors d'un reportage que j'avais réalisé
dans l'Indiana, qui fait partie de la " ceinture
de la rouille " , je m'étais retrouvé
dans des villes partiellement abandonnées,
comme Gary, la ville des Jackson
Five. La désindustrialisation a frappé
très fort cet État, et s'explique en partie
par la chute de la sidérurgie dont la production
s'effectuait à moindre coût en
Chine. Les États américains qui ont vu
leurs productions métallurgiques chuter
sont d'ailleurs des swing states
(États pivots) qui ont permis la victoire
de Trump. Dans un sens, et c'est un gros
raccourci, c'est un peu la Chine qui a fait
Trump !
L'accélération technologique permise
par les technologies vertes, additionnée
à l'imprévoyance des démocraties à
accompagner du point de vue industriel
cette transition, par des emplois verts
qui se sont pour le moment davantage
créés du côté chinois, peut en partie
expliquer les troubles politiques que
l'on constate.
La promulgation par Biden de l'Inflation
reduction Act pour rapatrier la transition
énergétique sur le plan économique
et industriel sur le continent
américain, est un exemple de réponse,
forte et rapide, d'une démocratie.
Compte tenu des quantités
considérables de métaux
nécessaires à la transition
énergétique, y a-t-il selon vous un
risque de pénurie ?
Immense question. Déjà, les besoins
sont connus. On peut discuter sur les
détails des chiffres, mais dans les ordres
de grandeur, on sait de quoi on a besoin.
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GUILLAUME PITRON
BIO
Journaliste, auteur et réalisateur français, Guillaume
Pitron est notamment l'auteur de deux essais, publiés
dans une quinzaine de pays, consacrés aux ressources
naturelles nécessaires aux nouvelles technologies. Il est
invité à partager ses analyses dans des médias français
et internationaux (Le Figaro, BBC World Service,
Bloomberg TV, El País, La Repubblica...) et auprès de
forums et institutions internationales (Davos, FMI,
Commission européenne, Unesco...).
Selon l'Agence internationale de l'énergie
(AIE), la consommation de lithium
va être multipliée par 42 entre 2020 et
2040. Il faudra aussi multiplier par 20 à
25 la production de graphites, de cobalt
et de tungstène.
D'un point de vue strictement géologique,
la ressource est disponible. En
Europe et dans le monde, on annonce
un nouveau gisement de lithium chaque
semaine. On découvre que le lithium est
beaucoup plus abondant qu'on ne le
pensait. La question est plutôt sur l'extraction
: à quel coût écologique et économique,
avec quel accord des
populations locales, dans quel cadre
politique ? Le fossé entre " je connais les
ressources sur mon territoire " et " je vais
les extraire " , c'est le fossé entre la théorie
et la pratique. Il faut que les investisseurs
soient convaincus de la
pertinence du projet, alors qu'ils sont
très soucieux de leurs images et que la
mine n'est pas un secteur en odeur de
sainteté auprès des opinions publiques.
L'investissement dans ces secteurs,
insuffisant par rapport aux besoins, est
un vrai sujet.
#520_JUIN_2023
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