Revue Droit & Littérature - Revue Droit & Littérature N°7-2023 : Notre Péguy - 128

Le thème
monde de la justice, Racine a eu maille à partir avec celle-ci, Voltaire également, et ces contacts
n'ont pas été sans incidence sur leurs écrits. Voyons donc ce qu'il en a été dans le cas de Péguy.
Ce sera d'ailleurs vite fait : il n'est pas né dans une famille de juristes (son père était menuisier, sa
mère rempailleuse de chaises), lui-même n'a pas fait d'études de droit et il n'a pas eu affaire à la
justice, heureusement pour lui. Ses contacts avec le droit consistent dans le fait que, dans l'affaire
Dreyfus, il a pris vigoureusement fait et cause pour le capitaine lors de la lutte pour la révision du
premier procès, signant des pétitions et faisant de sa librairie, ouverte en 1897, le quartier général
du mouvement dreyfusard. Plus tard, il se dit décidé à écrire une histoire de l'affaire Dreyfus, mais
ce projet ne sera jamais concrétisé.
***
À tout seigneur tout honneur, voyons d'abord comment est traité le droit en général. Péguy écrit
que « les politiciens veulent décerner l'honneur et le droit. Mais ils n'en sont peut-être pas maîtres.
Ils veulent décerner l'obéissance et l'obédience, confirmer la firme, distribuer l'honneur, déclarer la
règle. Mais ils n'en sont peut-être pas maîtres » (p. 428). Ces réflexions sur la maîtrise du droit et de
la règle (c'est d'ailleurs la même chose), au demeurant nuancées par le recours à l'adverbe « peutêtre
», surprennent, car enfin le pouvoir politique2
est maître d'établir les règles. Il peut évidemment
être amené à renoncer à adopter telle ou telle règle, par exemple en raison de l'opposition
ferme d'une partie importante de la population, mais enfin il n'en est pas moins le maître du jeu.
À propos de l'affaire Dreyfus, Péguy décrit superbement la position des dreyfusistes : « Nous
disions une seule injustice, un seul crime, une seule illégalité, surtout si elle est officiellement enregistrée,
confirmée, une seule injure à l'humanité, une seule injure à la justice3
et au droit, surtout si
elle est universellement, légalement, nationalement, commodément acceptée, un seul crime rompt
et suffit à rompre tout le pacte social, tout le contrat social, une seule forfaiture, un seul déshonneur
suffit à perdre d'honneur, à déshonorer tout un peuple » (p. 520). On voit que notre auteur oppose
ici le droit et l'injure « légalement acceptée », ce qui n'est pas contradictoire. Si, comme dans l'affaire
Dreyfus, une décision judiciaire revêt une apparence de légalité, est « légalement acceptée », couverte
par l'autorité de la chose jugée, l'« injure à la justice et au droit » n'en subsiste pas moins et doit
être combattue. Le droit d'ailleurs le permet, puisqu'un recours en révision est ouvert notamment
quand on découvre qu'une illégalité a été commise sur le plan procédural (cas de l'affaire Dreyfus).
L'importance du droit est encore soulignée quand Péguy s'en prend aux intellectuels qui
dominent l'Université, et même la France, et qui « ont bien voulu pendant trente ans, depuis
trente ans déniveler Dieu, l'Église, la France, l'armée, les mœurs, les lois » (p. 977).
2. C'est en ce sens qu'il faut comprendre le terme « politiciens ». Le mot est alors assez nouveau. Apparu en 1779, il est vrai, l'on ne
rencontre que des attestations isolées jusqu'en 1865. Littré ne le donne que dans le supplément de son dictionnaire, avec la signification
de « Nom, aux États-Unis, de ceux qui s'occupent de diriger les affaires politiques, les élections, etc. », et il relève que « ce mot, d'abord
exclusivement employé en parlant des États-Unis, commence à entrer chez nous dans la langue commune ». Le sens péjoratif, tant
du substantif que de l'adjectif (cf. l'hostilité du général de Gaulle envers la « politique politicienne »), apparaît un peu plus tard. Le
Trésor de la langue française le relève en 1908. Dans ses Cahiers, Péguy parle de la « fourberie politicienne » (p. 368) et de la « pourriture
politicienne » des dreyfusards arrivés au pouvoir après l'affaire (p. 458). En anglais, politician continue à désigner le dirigeant politique,
sans connotation péjorative.
3. Il s'agit ici de la vertu et non du pouvoir judiciaire.
128 Droit & Littérature - Numéro 7

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