Revue Droit & Littérature - Revue Droit & Littérature N°7-2023 : Notre Péguy - 184

VARIÉTÉS
durée, la perte d'un différé, au profit d'un temps instantané et définitif. Or, que serions-nous en
temps réel ? Nous serions à chaque instant exactement identiques à nous-mêmes...
Par suite, notre justice elle aussi se trouve plongée dans cette linéarité insipide. Elle se fait
désormais « prédictive »27
. Elle fait appel à des données chiffrées dans l'espoir de gérer les flux de
requêtes et de réduire l'incertitude. Elle s'en remet à des algorithmes pour essayer d'anticiper les
décisions de justice ou pour mener des enquêtes criminelles. À terme, ce dont il est question c'est
de court-circuiter toute délibération, bien trop lente, donc inefficace, pour la remplacer par des
calculs.
De cette manière, on croit rendre la justice plus objective, plus exacte et plus scientifique,
mais tout devient alors indécidable. Car en cessant de maintenir la tension entre l'être et le
devoir-être, cette logique formelle, mathématique, managériale ne contient plus les jugements
permettant de condamner la réalité établie. Partout, ce qui était séparé est confondu, partout
est abolie la distance, et cette confusion des termes, cette collision des pôles, fait qu'il n'est plus
de jugement de valeur possible. Parce que le jugement de valeur nécessite l'écart, l'interstice,
la longue durée.
En effet, le monde de la justice n'est pas celui de la technologie. Il se présente intrinsèquement
comme un espace conflictuel, contradictoire et sans orientation unique. Il repose sur des significations
équivoques, la polysémie, l'affrontement des arguments et des rhétoriques afin de dégager
non pas une quelconque vérité mais une solution propre à un cas particulier qui fasse sens. Cette
solution n'a pas à être vraie, au sens de la logique scientifique, elle a bien mieux à faire : elle doit
produire le Juste28
.
On assiste ainsi, sans que personne n'en soit responsable, au remplacement d'une normativité
axiologique par une normalisation factuelle. La perspective devient celle des faits, des causes et
de la nécessité et non plus celle des obligations, de l'imputation et de la responsabilité. Il s'agit de
gouverner à partir du réel et de ses contraintes propres et non de gouverner le réel depuis une
position d'extériorité et d'autorité29
. Où se retrouve le modèle saturant de la tautologie qui, indéfiniment,
reproduit son programme, à l'opposé de l'inventivité symbolique qui se nourrit de l'écart
et de l'incomplétude.
Derrière cette objectivité apparente, se dissimule le spectre d'une justice déshumanisée, rationalisée
à l'extrême, qui est en train de perdre le sens de la vérité, du jugement et de la responsabilité.
Et ce qui est épuré, ce qui tend à être éradiqué, c'est ce reste qui fait peut-être l'humanité
dans l'homme. Pour dire les choses très simplement, c'est sa part de poésie. Avec ce geste qui tend
à exclure le poète au profit du logicien, s'ouvre alors l'abîme d'une pensée formelle qui considère
l'humain comme un excédent à réduire ou à expurger.
27. S. Lebreton-Derrien, « La justice prédictive, Introduction à une justice « simplement » virtuelle », in « La justice prédictive »,
Archives de philosophie du droit, Dalloz, 2018, tome 60, p. 3.
28. B. Latour, La fabrique du droit, Paris, La Découverte, 2002.
29. A. Garapon, « Les enjeux de la justice prédictive », JCP, éd. G, 2017, n° 1-2, p. 31.
184 Droit & Littérature - Numéro 7
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