Revue Droit & Littérature - Revue Droit & Littérature N°7-2023 : Notre Péguy - 134

Le thème
Ailleurs, il énonce que si l'on admet qu'un politicien ou un journaliste poursuive « un accroissement
temporel, une charge, une grandeur » ou veuille avoir « de l'argent temporel », on est en
revanche gêné quand cette quête émane d'un intellectuel, d'un professeur, d'un magistrat, « bien
que ceux-ci, vraiment, nous y aient habitués plus que d'autres » (p. 279).
Plus loin, notre auteur se refuse à en juger un autre, parce que « le judicium22
, c'est mon ennemi,
mon aversion, mon horreur. J'ai une telle horreur du jugement que j'aimerais mieux condamner
un homme, que de le juger » (p. 680). Évidemment, Péguy part du jugement moral que l'on émet
quant à une personne, mais ce qu'il affirme peut concerner aussi le jugement d'un tribunal. On
doit en toute hypothèse relever une incohérence due au lyrisme, à l'entraîne ment de la verve :
c'est fort bien de dire que l'on préfère condamner que juger, mais comment condamner si ce n'est
parce que l'on a préalablement jugé, que ce soit sur le plan moral ou tout autre ?
On souscrira en revanche à l'opinion de Péguy exprimée dans le passage suivant : « Comme le
scandale est d'autant plus grand qui vient du magistrat ou du prêtre, ainsi le scandale est d'autant
plus grand qui vient du vieillard. Et comme un magistrat et un prêtre sont les seuls hommes qui
puissent donner le plus affreux spectacle, ainsi le vieillard est aussi le seul homme qui puisse donner
le plus affreux spectacle » (p. 1040).
Dans de longs développements consacrés à Bernard Lazare, qu'il admire et respecte, Péguy
nous livre l'opinion de celui-ci sur la magistrature, particulièrement sur la Cour de cassation.
Compte tenu de ce que notre auteur ne critique en rien les idées de Lazare et de ce qu'il fait de
celui-ci un éloge appuyé, sans réserves, on peut avancer qu'il partage ces idées23
. Et ce n'est pas
tendre : « On sentait très bien que pour lui la Cour de cassation ça ne lui en imposait pas du tout,
que pour lui c'étaient des vieux, de vieux bonshommes, que l'idée de les opposer à lui Bernard
Lazare comme autorité judiciaire était purement baroque, burlesque, [...] Qu'il les voyait parfaitement
et constamment dévêtus de leur magistrature, dépouillés de tout leur appareil et de ces
robes mêmes qui empêchent de voir l'homme. [...] Que lui-même il ne pouvait les voir qu'en
vieux singes tout nus » (p. 459).
Dans la foulée de la magistrature, voici l'appareil judiciaire, dont la description, synthétique
et lyrique, doit être reproduite intégralement : « Il y a une telle grandeur incomparable dans
l'appareil de la mort et dans l'appareil de la justice, (et dans l'appareil du secret et dans l'appareil
de l'inconnu), que celui qui va comparaître est éclairé du reflet le plus profond. Il y a dans
l'appareil de la justice une telle grandeur incomparable que le plus infime accusé est haussé, est
revêtu, comme tel, comme accusé, de toute cette même grandeur » (p. 1041). On s'aperçoit ici du
prestige, même s'il est au besoin sinistre, de la justice pénale, seule à être envisagée, comme c'est
souvent le cas, spécialement dans les œuvres de fiction.
Mais, quelle que soit la grandeur de son appareil, la justice a ses faiblesses. Après - et
avant - tant d'autres, Péguy dénonce la justice de classe. Dans le passage qui va suivre,
22. En latin, judicium désigne aussi bien l'enquête judiciaire, le procès, le jugement d'une juridiction, que le jugement d'un particulier,
son opinion. Mais il est significatif que les dictionnaires latin-français donnent le sens judiciaire en premier lieu.
23. Mais ce n'est pas sûr. V. en effet, à l'alinéa suivant, ce que Péguy dit de l'appareil judiciaire.
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