Revue - Droit & Société N°112-2022 - 29

Norberto Bobbio et la crise du positivisme juridique dans l'Italie d'après-guerre
doctrine a trouvé chez Bobbio une défense toute en nuances. En choisissant de
réformer le positivisme plutôt que le défendre dogmatiquement, le philosophe a contribué
à le régénérer dans la contradiction. Malgré le confort que peuvent représenter
pour des juristes les explications positivistes de leurs pratiques, il a eu le courage
d'affronter une question difficile : pourquoi sauver la doctrine positiviste ? Ou, pour
reprendre les mots d'Uberto Scarpelli : « Savons-nous autour de quoi nous combattons,
que voulons-nous conserver et que perdrions-nous si nous le refusions 5 ? »
I. La philosophie néo-idéaliste du droit et le positivisme juridique
Tout d'abord, disons quelques mots du parcours de Bobbio dans les études juridiques.
Entre 1944 et 1972, Norberto Bobbio a enseigné à l'Université de droit de
Turin la philosophie et la théorie du droit - un enseignement débuté en 1935. Formé
dans la matrice néo-idéaliste de Giovanni Gentile et Benedetto Croce, hégémonique
dans l'entre-deux-guerres, Bobbio s'en est progressivement détourné, pour
n'y plus jamais retourner. Les reproches qu'il adresse à la philosophie néo-idéaliste
du droit sont sévères. À titre d'exemple, Gentile, « philosophe de l'indistinction » 6
d'après Bobbio, écrivit ses Fondamenti della filosofia del diritto 7 « sans aucune
base dans l'expérience juridique » ni « notions les plus élémentaires du droit » 8.
Telle était la philosophie spéculative et spiritualiste italienne, qui, inspirée par une
lecture simplificatrice de Hegel, s'interrogeait sur la place du droit dans le développement
de l'Esprit absolu, et prétendait lui donner un concept a priori en le déduisant
de postulats présumés évidents et indiscutables. Quel intérêt aurait bien pu
porter le juriste à cette philosophie, lui qui attendait du philosophe qu'il l'aide à
penser sa propre pratique ? Le résultat fut, pendant des décennies, l'absence complète
de dialogue entre philosophes et juristes, alors même qu'un enseignement de
philosophie était dispensé dans toutes les facultés de droit d'Italie.
Or, c'est aux théoriciens du positivisme juridique, en particulier Hans Kelsen,
que l'on devait, d'après Bobbio, d'avoir mis un terme à cette indifférence réciproque.
Les perspectives offertes par la méthode positiviste semblaient devoir renouveler
complètement la philosophie du droit. En outre, le fétichisme de la loi et l'idolâtrie de
l'État supposés au cœur de cette doctrine n'eurent visiblement aucun effet sur le
jeune juriste. L'engagement antifasciste, pour lequel il fut arrêté et emprisonné en
1943, devait rendre Bobbio encore plus sceptique quant à la présumée compromission
de la théorie positiviste avec le régime mussolinien.
Après la guerre, cependant, l'Italie fut traversée par une profonde crise de la pensée
juridique, dont les juristes, à l'instar d'Arturo Carlo Jemolo, Piero Calamandrei et
5. Uberto SCARPELLI, Cos'è il positivismo giuridico ?, Naples : Edizioni Scientifiche Italiane, 1997, p. 46.
Toutes les traductions de titres italiens sont de l'auteur de l'article.
6. Norberto BOBBIO, « Intorno a un giudizio su Giovanni Gentile », in ID., Studi in onore di Gustavo Bontadini,
Milan : Vita e pensiero, 1975, vol. II, p. 213-233, à présent dans ID., Dal fascismo alla democrazia,
Milan : Baldini & Castoldi, 1997, p. 212. Sur Gentile en particulier, cf. Jean-Baptiste LE BOHEC, « Les sources
intellectuelles de l'idéologie fasciste », Droit & Philosophie, 7, 2015, p. 104-107.
7. Giovanni GENTILE, I fondamenti della filosofia del diritto [1916], Florence : Sansoni, 1955.
8. Norberto BOBBIO, Giusnaturalismo e positivismo giuridico, Rome : Laterza, 2011, p. 32.
Droit et Société 112/2022  513

Revue - Droit & Société N°112-2022

Table des matières de la publication Revue - Droit & Société N°112-2022