Revue - Droit & Société N°111-2022 - 18

C. REVEILLERE, L. PRAUTHOIS, J. PÉLISSE
II.2. Prévoir sa défaite, gagner du temps
Sociologues, logiciels et professionnel·les du droit ne sont pas les seul·es à produire
des ressources mobilisables dans leurs pratiques de prévision. Les justiciables
le font aussi. La dotation différenciée des acteur·ices en ressources de prévisibilité,
à l'égard de la procédure judiciaire et administrative, peut être ajoutée à l'analyse
du « capital procédural » 54.
Le recours à la prévision est par exemple mobilisé dans les stratégies d'acteur·ices
qui anticipent une issue défavorable au débat judiciaire. Ces dernier·es peuvent chercher
à prolonger le temps suspendu sur lequel il repose, pour continuer à occuper
une position dominante même en anticipant qu'elle sera ultérieurement qualifiée,
judiciairement, d'illégale. L'analyse des inégalités judiciaires implique non plus
seulement de saisir quel·le acteur·ice gagne et s'en sort toujours, pour reprendre
l'expression de Marc Galanter 55, ou perd à l'issue du débat judiciaire, mais aussi
quel·le acteur·ice tire bénéfice de sa durée. Dans le secteur pharmaceutique par
exemple, les laboratoires princeps (détenteurs des brevets originaux) ont majoritairement
perdu leurs procès lors des cinquante dernières années. Isaac Lambert
montre toutefois que « la justice apparaît ici au service des perdants, qui restent
dominants sur le marché face aux producteurs de génériques [...] : le gain de temps
obtenu par le recours à la justice permet en effet aux princeps de gagner bien plus
[grâce à leur situation monopolistique permise par le brevet contesté] que ce qu'ils
perdent par les sanctions pécuniaires que les tribunaux français leur infligent » 56.
Dans la continuité des approches qui saisissent l'entrelacement des modes légaux
et non légaux de résolution des conflits 57, les réflexions menées dans ce dossier
invitent à enquêter sur les stratégies qui reposent sur la disjonction entre temps de
résolution des affaires dans l'arène judiciaire et temps de traitement dans d'autres
arènes, médiatiques par exemple. Lors des scandales liés aux violences policières,
l'argument selon lequel il faudrait s'en remettre au « temps de la justice » est mobilisé
par les syndicats policiers et les représentant·es de l'État pour échapper à une
condamnation médiatique plus rapide. Nombre de personnalités politiques jouent
sur la présomption d'innocence - corollaire de l'imprévisibilité revendiquée du
débat judiciaire - pour disqualifier leur condamnation dans les arènes médiatiques
- celles-ci étant accusées de « court-circuiter » le travail de la justice. Dans ce dossier,
l'article de Christophe Traïni met en lumière « l'Affaire du siècle », recours qui
vise à obtenir la condamnation judiciaire de l'État pour inaction contre le dérèglement
climatique. Il montre comment les militant·es d'une cause tentent d'entretenir
54. Alexis SPIRE et Katia WEIDENFELD, « Le tribunal administratif : une affaire d'initiés ? Les inégalités d'accès
à la justice et la distribution du capital procédural », Droit et Société, 79, 2011 p. 689-713.
55. Marc GALANTER, « Why the " Haves " Come out Ahead: Speculations on the Limits of Legal Change », Law
& Society Review, 9 (1), 1974, p. 95-160, traduit par Liora Israël et Liliane Umubyeyi dans Droit et Société, 85,
2013.
56. Hughes BONNEFON, Isaac LAMBERT et Jérôme PÉLISSE, « Quels usages du droit dans la construction de la
concurrence ? Actualités des réflexions en sociologie, économie et science politique », Regards croisés sur
l'économie, 25, 2020, p. 82-92.
57. Catherine R. ALBISTON, Lauren B. EDELMAN, et Joy MILLIGAN, « The Dispute Tree and the Legal Forest »,
Annual Review of Law and Social Science, 10 (1), 2014, p. 105-131.
244  Droit et Société 111/2022

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