Revue - Droit & Société N°111-2022 - 58

R. ROUMÉAS
puis se reprend aussitôt : « Enfin non, c'est la police qui dit que j'ai mis longtemps,
quinze jours ! ! ». Après un classement sans suite et une constitution de partie civile,
sa procédure qui débute en 2015 sera probablement audiencée aux assises en 2023.
C'est par aversion pour les piles de dossiers et les procédures « désincarnées » 36
que les magistrat·es disqualifient les faits anciens. Ils et elles anticipent en outre
une peine faible, particulièrement si l'accusé est « inséré » et ne semble pas avoir
récidivé depuis. Ce rapport au temps est indissociable de la considération portée au
dossier, en attestent les efforts déployés par la justice pour rechercher des preuves
dans les dossiers de violeurs en série qui s'apparentent à des « cold case » jamais
élucidées. C'est tout l'inverse pour Maëva, secrétaire et fille d'ouvriers agricoles,
victime de viols répétés de ses six à ses douze ans par son frère aîné, qui dépose
plainte à 37 ans, quelques mois avant la prescription des faits à la suite d'une récupération
brutale de sa mémoire traumatique :
J'ai demandé un petit temps de réflexion, entre assises et correctionnalisation,
parce que moi je sais pas prendre des décisions au taquet comme ça, déjà on me parle
de mots, je ne sais pas ce que c'est ! Je suis toute seule à prendre des décisions, j'ai pas
mes parents, j'ai pas de copain, dieu merci j'ai ma psy qui m'aide. Je réfléchis, j'ai revu
mon avocate et finalement j'accepte la correctionnalisation, parce que du coup j'avais
envie que ça se finisse vite, moi c'était le délai qui m'a décidé.
(Maëva)
Face à Maëva, la juge d'instruction, jugée « froide et distante », déclare que
l'accusé reconnaît les viols mais que la justice est engorgée et propose donc trois
solutions : un renvoi aux assises dans « un délai de 5-7 ans avec des citoyens amateurs
» ; un renvoi en correctionnelle dans les « 3-4 ans avec des vrais professionnels
» ; une réunion informelle organisée dans son cabinet durant laquelle l'agresseur
présentera ses excuses, clôturant le dossier sous la forme d'un non-lieu. Signifiant
qu'il est temps de « passer à autre chose », la juge lui remet en mémoire son désir
d'obtenir des excuses, exprimé dans un procès-verbal d'audition. Maëva « suffoque »
en raison du court laps de temps pour se décider sur des enjeux difficiles à saisir. Elle
ressent le besoin de la symbolique du procès mais, épuisée par les deux années
d'enquête, elle ne s'imagine pas attendre ses 46 ans pour obtenir un procès d'assises -
d'autant qu'elle entend souvent dire qu'elle « ira mieux après le procès ».
Dans d'autres dossiers, le ralentissement procédural peut renforcer, voire créer,
l'ancienneté des faits. Si le dossier n'est pas jugé urgent, si rien ne justifie ou ne
permet encore le déclenchement d'une garde à vue, c'est l'état et l'activité des services
enquêteurs qui donnent le tempo de la procédure. Pour revenir à l'affaire de
Julie, un officier l'informe, au téléphone, qu'à chaque fois que son dossier remonte
sur la pile, un dossier urgent arrive. Focalisés par la gestion du traitement en temps
réel (TTR), les substituts ne peuvent surveiller de près ces enquêtes. Un problème
similaire se pose au stade de l'instruction si le « stock » est préoccupant ou si des
dossiers « urgents » affluent, incluant de la détention provisoire. La grande mobilité
professionnelle de la magistrature exacerbe ces ralentissements, compte tenu du
36. Benoit BASTARD et Christian MOUHANNA, « Procureurs et substituts : l'évolution du système de production
des décisions pénales », Droit et Société, 74, 2010.
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