Revue - Droit & Société N°111-2022 - 21

Droit et temporalités : rythmes, prévisions et rapports de pouvoir. Présentation du dossier
l'imprévisibilité de décisions judiciaires et administratives qui sont constitutives de
l'insécurité temporelle de leurs parcours. C'est le cas pour les demandeur·euses
d'asile, « contraints de vivre pendant un laps de temps indéfini dans une temporalité
imposée de soumission à des décisions d'autrui » 68. Pour ces dernier·es, alors
que les files d'attente ont pu être des espaces-temps de socialisation, leur dématérialisation
récente contribue aujourd'hui à fragmenter l'attente dans l'espace 69.
Politiques des temps et politiques de l'espace se conjuguent ainsi, en réduisant les
conditions matérielles d'émergence d'une contestation collective contre un droit
dont les acteur·ices subissent le cadrage qu'il impose à leurs biographies et à leurs
expériences ordinaires du temps. Elles rappellent la dimension constitutive, et
parfois envahissante ou « hégémonique », du (temps du) droit sur certaines vies
quotidiennes 70.
Conclusion : de l'analyse du « temps » à l'analyse des temporalités du droit
Les jeux sur les rythmes et l'(im)prévisibilité du droit, comme ceux sur le cadrage
juridique des rythmes et de la prévision, sont donc traversés par des rapports de
pouvoir et des inégalités sociales, qu'ils contribuent eux-mêmes à structurer. Pour
le saisir, ce dossier promeut une approche compréhensive des pratiques sociales
articulée à une analyse de la distribution différenciée des ressources et de la production
de l'espace des contraintes dans lequel les acteur·ices jouent.
Pour comprendre comment droit et temporalités se constituent mutuellement,
le·la sociologue doit passer de la « question très générale de savoir dans quel but les
hommes ont besoin de déterminer le temps », posée par Norbert Elias dans son
ouvrage Du temps 71, à des questionnements renvoyant à des phénomènes clairement
circonscrits et empiriquement observables. Les participant·es aux journées
d'étude et les auteur·ices du dossier spécifient ainsi précisément les temporalités
qui les intéressent en passant par des sous-notions opérationnelles : rythmes, horizons
de projection mais aussi délais, durées, fréquences, cadences, anciennetés,
prévisions, localisations temporelles (horaires, saisons, âges, moments du cycle de
vie...), crises, séquences ou encore événements par exemple. Ce vocabulaire enrichit
une grille d'analyse que les sociologues peuvent mobiliser dès la collecte des données
72. Les temporalités peuvent être saisies comme des données extérieures aux
acteur·ices. L'enquêteur·ice note par exemple précisément l'heure et la date de chaque
moment qui scande l'activité sociale observée ou racontée dans des documents, pour
68. Caroline KOBELINSKY, L'accueil des demandeurs d'asile. Une ethnographie de l'attente, Paris : Éditions du
Cygne, 2010, p. 238.
69. GISTI, « De l'attente en file à l'attente en ligne », Plein droit, 122, 2019, p. 1-2.
70. Austin SARAT, « " ...The Law Is All Over " : Power, Resistance and the Legal Consciousness of the Welfare
Poor », Yale Law Journal and Humanities, 2-2, 1990, p. 343-379 ; Patricia EWICK et Susan SILBEY, The Commonplace
of Law. Stories of Everyday Life, op. cit.
71. Norbert ELIAS, Du temps, Paris : Fayard, 1996, p. 15.
72. L'analyse des temporalités exige parfois d'identifier des marqueurs temporels précis. Dans l'analyse
des controverses, voir par exemple Francis CHATEAURAYNAUD et Marianne DOURY, « " Désormais... " Essai sur
les fonctions argumentatives d'un marqueur de rupture temporelle », Argumentation et Analyse du discours,
4, 2010 [en ligne].
Droit et Société 111/2022  247

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