Revue - Droit & Société N°111-2022 - 214

J. B. WHITE
que notre nature et notre culture, nos circonstances et notre imagination imposent
à nos pouvoirs de refaçonner nos langages, notre langue et nos communautés.
Voir le droit de cette façon peut également conduire à une manière différente de
le lire et de l'écrire. Comme je l'ai suggéré plus haut, la Constitution des États-Unis
d'Amérique peut être considérée comme un texte rhétorique qui établit un ensemble
de locuteur·trices, de rôles, de sujets et d'occasions de discours. Ainsi comprise,
nombre de ses ambiguïtés et incertitudes deviennent plus compréhensibles, car
nous pouvons voir le texte comme une tentative d'établir une discussion d'un certain
type et ses ambiguïtés comme des façons de définir et de laisser ouverts les
sujets de la discussion 39. Une loi peut être lue de façon similaire, non pas comme
un ensemble d'ordres, de directives ou de commandements, mais comme l'établissement
d'un ensemble de sujets de discussion, un ensemble de termes avec lesquels
ces sujets peuvent être discutés, et quelques directives générales quant au
processus de pensée et d'argumentation par lequel la loi doit être appliquée. De
façon similaire, l'opinion judiciaire, souvent considérée chez nous comme la forme
paradigmatique de l'expression juridique, pourrait être comprise avec plus d'acuité
et de profondeur 40, si elle était vue non comme une expression bureaucratique de
la raison instrumentale, mais plutôt comme l'énoncé d'un esprit individuel ou d'un
groupe d'individus exerçant leur responsabilité de décider d'une affaire aussi bien
qu'ils le peuvent et de déterminer ce qu'elle signifiera dans le langage de notre
culture. Enfin, la vision du droit comme une rhétorique constitutive définit le travail
des juristes comme étant beaucoup moins manipulateur, égoïste ou instrumental
que les modèles habituels ne le définissent et beaucoup plus créatif, communal et
intellectuellement stimulant.
Du point de vue du ou de la non-juriste, cette façon de considérer le droit
comme une rhétorique invite un certain type de lecture et de critique, car elle vous
propose de mettre le droit à l'épreuve en partie en vous demandant si votre propre
histoire, ou l'histoire d'une autre personne à laquelle vous vous intéressez, est correctement
racontée par ces locuteur·trices et dans ce langage. L'idée de base du
procès est que deux histoires seront racontées en opposition ou en concurrence
l'une avec l'autre et qu'un choix sera fait entre elles. Selon la vision rhétorique du
droit suggérée ici, vous avez le droit de voir votre histoire racontée dans votre
propre langage (ou traduite dans celui-ci), sinon le droit échoue 41. C'est le rôle du
jury d'insister sur l'ultime traductibilité du droit dans le langage commun propre à
la culture dans laquelle il survient. Demander « Quelle place y a-t-il pour moi dans
ce langage, ce texte, cette histoire ? » et sentir que vous avez le droit à une réponse
39. Pour une plus ample discussion du sujet, voir : James Boyd WHITE, When Words Lose their Meaning:
Constitutions and Reconstitutions of Language, Character and Community, Chicago : University of Chicago
Press, 1984, chapitre 9 et ID., The Legal Imagination, Boston : Little Brown, 1973, p. 215-240.
40. [N.d.T.] L'expression employée ici est « more accurately and richly understood », ce qui sous-entend
que ces textes recèlent une richesse qui se perd lorsqu'ils sont compris comme de simples actes bureaucratiques.
41.
[N.d.T.] La répétition du mot « droit » dans cette phrase est due au fait qu'en anglais, le premier « droit »
est law, le second est right et le troisième est law de nouveau. En français, tous ces mots dans leur contexte
doivent être traduit par « droit ».
440  Droit et Société 111/2022

Revue - Droit & Société N°111-2022

Table des matières de la publication Revue - Droit & Société N°111-2022