Les Mélanges - Mélanges en l'honneur du professeur Jean Rossetto - 312

292

LES FANTÔMES DU VOTE OBLIGATOIRE

revitalisation nécessaire du pacte républicain, semblant ainsi sceller de manière
plus ou moins définitive le sort du modèle historique de la représentation.
Notre propos repose sur l'hypothèse selon laquelle la démocratie représentative n'a pas entièrement épuisé ses ressources. Un investissement plus systématique sur ses valeurs et ses pratiques peut contribuer à conjurer le spectre d'une
citoyenneté anomique. Pour cela, il convient au préalable de mettre au cœur du
débat théorique quelques données sociologiques, et de rappeler notamment les
logiques d'exclusion sociale qui se jouent dans l'accès aux pratiques de participation politique. Toutes les enquêtes montrent la cruelle réalité d'un « cens caché »
qui vient sanctionner politiquement, comme une deuxième peine, les catégories
sociales les plus précaires, les moins diplômées. Abstentionnistes, non-inscrits,
électeurs erratiques appartiennent majoritairement aux populations socio-culturellement les plus démunies4. Les pratiques de citoyenneté démocratique se
trouvent donc aujourd'hui de plus en plus désertées par des individus qui accumulent les indicateurs de pauvreté et de marginalisation. Une insidieuse sélection
commande l'accès aux urnes, et l'universalité du suffrage se transforme en une
désintégration civique des couches populaires. L'idéal d'une communauté de
citoyens, rassemblés autour du cérémonial égalitaire du vote, s'efface au profit
d'une ségrégation électorale redoublant la ségrégation sociale et spatiale. Le rapatriement de ces populations dans l'espace politique de la démocratie représentative ne passe-t-il pas par la généralisation dans les législations nationales du vote
obligatoire5 ? Loin de signifier la sanction d'un comportement jugé moralement
déviant, l'obligation d'aller voter marquerait ainsi non seulement la volonté de
réintégrer ces catégories sociales électoralement absentes, mais aussi de réhabiliter
le vote comme institution fondamentale d'une citoyenneté inclusive. Il ne s'agit
pas de renouer avec une conception morale du vote. Le citoyen du xxie siècle est
d'abord un individu, certes fier de ses prérogatives, mais surtout jaloux de ses
libertés subjectives. La légitimité d'une loi contraignante doit donc savoir s'accorder à l'esprit du temps.

i - obLigations éLectoraLes et intégration sociaLe
La question du vote obligatoire est déjà ancienne. Elle fut posée en Europe et
ailleurs au moment où l'exercice du suffrage universel exigeait que fussent précisées certaines règles du jeu. Des expériences nationales l'ont adopté et le conservent
encore, malgré certains débats actuels autour de sa suppression. Ce fut essentiellement au tournant du xxe siècle que la discussion du vote obligatoire connut son
âge d'or6, lancée notamment par les thèses de Charles Benoist sur le contrôle
4. C. Braconnier et J.-Y. Dormagen, La démocratie de l'abstention, Gallimard, 2007.
5. A. Amjahad, J.-M. De Waele, M. Hastings (dir.), Le vote obligatoire. Débats,
enjeux et défis, Economica, 2011. S. Birch, Full Participation. A comparative study of compulsory voting, New York, University Press, 2009.
6. F. Moreau, « Le vote obligatoire. Principes et sanction », Revue politique et parlementaire, vol. 7, 1896, p. 36-69.

Les Mélanges - Mélanges en l'honneur du professeur Jean Rossetto

Table des matières de la publication Les Mélanges - Mélanges en l'honneur du professeur Jean Rossetto