Contextes - Penser l'ancien droit privé - 52

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RAPPORT(S) AU TEMPS

que l'auteur voulait dire ou ce qu'il fallait dire. Paul Ricœur nous avertit :
en matière de traduction, c'est « d'équivalence sans identité » qu'il s'agit10 ;
et Umberto Eco de renchérir : traduire c'est dire « quasiment la même
chose »11. Les spécialistes de la traduction confirment ; il s'agit de « négocier des significations », de « peser de mots »12. La créativité apparaît alors
paradoxalement comme la marque des traductions fidèles, de sorte que la
traduction s'avère « relevante », comme le souligne Derrida13. Non point
décalque, mais réécriture, transposition dans une langue autre, au sein de la
« communauté des traducteurs » qui, sans doute, ne se mettent pas à parler la
langue de l'autre, mais ouvrent et fécondent la leur au contact de cet « hôte »
qui s'invite - un hôte dont la condition est du reste réversible : demain, c'est
moi qui serai promis à l'hospitalité de sa langue et de sa culture.
La théorie de la comparaison représente le troisième champ problématique identifié, ainsi qu'un nouveau réservoir de ressources potentielles
pour l'historien du droit. Ici encore, le terrain semble définitivement balisé
par deux redoutables Charybde et Scylla, gardiens jaloux d'un dilemme
insurmontable.
D'un côté, le bon sens populaire, conforté par les forteresses académiques qui s'en va répétant : « on ne compare que ce qui est comparable ».
Marcel Detienne s'y oppose, dans un essai bienvenu au titre provocateur :
Comparer l'incomparable14. S'en tenir à ce qui est d'ores et déjà comparable,
n'est-ce pas s'enfermer dans les « lieux communs » de l'opinion, faire bon
marché des différences qui séparent toujours les objets, même voisins, et
ainsi se dissimuler le caractère nécessairement construit de « son » objet »
de prédilection (telle la « Grèce éternelle » des historiens hellénistes que
brocarde Marcel Detienne pour leur hostilité à l'égard des comparaisons anthropologiques) ? Des expressions comme « miracle grec », « génie
national », ou « exception française » ne fonctionnent-elles pas, à cet égard,
comme des tabous destinés à préserver l'intégrité d'une culture à l'encontre
du sacrilège comparatif (très proche, à bien des égards, de l'interdiction de
traduire qui accompagne parfois les textes sacrés) ?
De l'autre côté, le Scylla de l'omni-comparabilité. Un piège auquel
succombe le comparatiste paresseux, attiré par les proximités de surface,
aspiré par un universel rassurant, au détriment des différences, pourtant
10. P. Ricœur, Un « passage » : traduire l'intraduisible, Paris, Bayard, 2004, p. 62 ; Id., « Le
paradigme de la traduction », Le juste 2, Paris, Éditions Esprit, 2001, p. 134.
11. U. Eco, Dire presque la même chose. Expériences de traduction, trad. M. Bouzaher,
Paris, Grasset, 2006.
12. V. Larbaud, Sous l'invocation de saint Jérôme, Paris, Gallimard, 1996 (1947), p. 77-78.
13. J. Derrida, Qu'est-ce qu'une traduction relevante ? Paris, L'Herne, coll. « cahiers »,
2005.
14. M. Detienne, Comparer l'incomparable, Paris, Seuil, 2000.
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