Droit et Société - Les audiences à distance - 1re - 42

LES AUDIENCES A DISTANCE

temps qui n'est plus celui des innovateurs mais celui où le temps ayant passé
l'on connaît déjà en partie la suite de l'histoire (la mise en route d'une généralisation de la visioconférence via une politique d'équipement des juridictions,
d'adoption de textes juridiques élargissant les conditions de recours...), nous
passerions sous silence tout le travail de l'innovation tel que la sociologie de la
traduction l'a fort bien décrit. En ce sens, nous aurions tort, tort d'écraser toute
l'épaisseur historique et sociologique qui marque ce type de processus en résumant dix ans d'histoire en une formule.
C'est pourquoi nous voudrions placer le projecteur sur l'histoire de la visioconférence à Saint-Pierre, pour en faire une étude de cas, à la façon des
sciences studies 1. Ce faisant, nous montrerons que le succès de la visioconférence à Saint-Pierre et plus largement dans la justice n'avait rien d'évident :
Saint-Pierre n'aurait certainement pas pu exister s'il avait été positionné
comme un précédent, comme une première pierre sur le chemin de la généralisation de la visioconférence dans les débats judiciaires. C'est bien parce que la
visioconférence à Saint-Pierre a été présentée comme une solution limitée à un
problème limité, comme une réponse exceptionnelle à une situation exceptionnelle qu'elle a pu devenir acceptable et lever les fortes oppositions rencontrées.
La délocalisation d'une partie du tribunal (en l'occurrence la mise à distance
entre formation de jugement et parquet) a été actée, des textes ont été adoptés et
validés en Conseil d'État, des règles pratiques et des cadres pour les interactions judiciaires ont été produits. Si l'avenir des audiences à distance reste ouvert, si des débats peuvent encore être nourris, on peut affirmer en revanche que
le principe de la visioconférence, lui, s'est installé 2. Comment en est-on arrivé
là ? Comment une innovation qui bouscule profondément certains fondements
de l'activité judiciaire a-t-elle pu devenir acceptable - et si ce n'est largement
accepté - du moins suffisamment pour être mise en pratique ? Le récit de la genèse des audiences à distance entre Paris et Saint-Pierre-et-Miquelon est de nature à permettre de saisir quelques-uns des mécanismes en jeu.

1.
2.

Il faut préciser ici que nous avons disposé de sources extrêmement nombreuses et riches, ce
qui explique en partie le niveau de détail de l'analyse, bien supérieur à ceux de Saint-Denis de
la Réunion et de Grenoble pour lesquels nous n'avons pas eu accès aux archives.
L'observation d'une formation ENM à la visioconférence (destinées aux magistrats et greffiers
en chef) sur cinq années consécutives (2004-2008) nous a donné à voir une évolution dans les
réactions des magistrats et greffiers stagiaires. Alors que la première année, les réactions
étaient vives, remettant en cause le bien-fondé d'audiences à distance, l'année suivante et
deux ans plus tard, les réactions sont positives et empathiques précisément là où des failles
techniques (coupures de liaison) auraient pu être saisies comme arguments de remise en cause
de la légitimité du procédé. Sur ce point précis, voir Christian LICOPPE et Laurence
DUMOULIN, « Réflexions sur une panne de connexion lors d'une formation à l'École nationale
de la magistrature », Les cahiers de la Justice, no 2, 2011, p. 53-71.

DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 57, 2017

Table des matières de la publication Droit et Société - Les audiences à distance - 1re