Hors collection - Lettres de François Gény à Raymond Saleilles - 136

LETTRES DE FRANÇOIS GÉNY À RAYMOND SALEILLES

une confusion de personne ; et en rassemblant tous mes souvenirs, il me semble
finalement que je n'ai connu, ni de près ni de loin, le de cujus... Il ne m'a pas paru
non plus que vous fussiez avec lui en relations assez étroites pour pouvoir en
donner plus qu'une recommandation banale, dont on ne serait pas contenté ! Et
devant cette impossibilité bien claire pour moi de ne pouvoir aboutir dans le sens
indiqué, je me suis laissé reprendre par les autres préoccupations courantes qui
ont retardé jusqu'aujourd'hui cette petite explication.
Nous avons eu avec plaisir de bonnes nouvelles par Deslandres. Et la brochure
qu'il m'a apportée de votre part et que je viens de lire m'a fait admirer une fois de
plus la souplesse de votre esprit et la richesse de vos idées17. Je vous félicite bien
sincèrement de ce travail et vous remercie du souvenir affectueux qui m'en a valu
un exemplaire.
Je vous envie d'avoir tant de choses intéressantes à dire et de les si bien dire,
que je voudrais avoir seulement une infime fraction de votre vigueur intellectuelle
et de votre aptitude au travail scientifique ! Je me sens tellement en arrière, que
j'hésite à poursuivre un exposé d'idées que je sens tant de difficultés à préciser
et à rendre acceptables. Car, c'est là, je le sens, l'écueil : vouloir dire ouvertement
tout ce dont on serait convaincu. Cela risquerait trop de ruiner a priori la thèse. Il
faut s'accommoder aux préjugés régnants et ne les combattre qu'en ayant l'air de
les flatter. C'est ce qui ne convient pas du tout à mon tempérament. - Cependant,
j'ai continué un peu mes recherches et mes réflexions dans le sens du mouvement
d'idées, dont nous avons déjà parlé tant de fois. Et je trouve le champ d'investigations de plus en plus large. Je n'abandonne pas encore mon idée d'un travail
aux allures très classiques, où serait démontrée l'impossibilité de s'en tenir à la
méthode actuellement en honneur, et tentée en même temps l'esquisse de procédés
plus larges.
J'espère toujours que le congé de Pâques vous amenant en Bourgogne, comme
nous devons exceptionnellement rester ici cette année, vous trouverez bien
quelques bons moments à nous donner et que vous viendrez vous asseoir à notre
table le plus souvent possible. Je compterais surtout sur la Semaine-sainte. Car il
est probable que j'irai faire un tour, très rapide, il est vrai, du côté de la Lorraine,
pendant l'autre semaine.
Actuellement, je suis veuf. Ma femme est allée passer quelques semaines dans sa
famille en vue du mariage de sa sœur. Je vais la rejoindre demain soir pour assister à
cette cérémonie les 22 et 23. Malheureusement, je ne pourrai prolonger mon séjour
au-delà de cette dernière date. Et je reviendrai seul ici pour environ deux semaines.

17. Dans sa lettre du 11 juin 1897, Gény fait de nouveau référence à cette étude de Saleilles, en
précisant qu'elle débute par l'analyse d'un arrêt de la Chambre civile de la Cour de cassation. Il doit
probablement s'agir de la note de Saleilles publiée sous l'arrêt Teffaine, par lequel la Cour de cassation a admis, pour la première fois, que l'alinéa 1er de l'article 1384 du Code civil contient un principe
général de responsabilité du fait des choses dont le régime déroge à celui de l'article 1382 (DP 1897,
1, p. 433-441). Gény cite d'ailleurs cette note de Saleilles comme un exemple d'interprétation de la loi
qui en « outrepasse la pensée » et qui « dénature l'expression du législateur ». F. Gény, « Essai critique
sur la méthode d'interprétation juridique... », RBES, 1898, t. VIII, p. 126, note 2.

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