Revue Droit & Littérature N°5-2021 - 242

Variétes
documents décrivent avec minutie et dont la lecture pouvait parfois paraître fastidieuse aux yeux
de ceux qui y assistèrent, comme ce fut notamment le cas pour l'écrivain Didier Lazard qui publia
en 1948, Le procès de Nuremberg : récit d'un témoin3
- pour lequel il obtint le prix Lange de l'Académie
française - et où il écrit : « Ordres, comptes rendus, rapports officiels, projets, notes personnelles
et même transcriptions de la Gestapo ! Il semble que toutes les archives officielles publiques (...)
n'aient été conservées par des fonctionnaires consciencieux que pour être utilisées par la suite contre
les anciens maîtres de l'Allemagne »4
. L'autre limite du procès de Nuremberg est d'avoir réduit le
crime contre l'humanité à sa portion congrue et à l'avoir trop souvent traité sous l'angle du crime
de guerre. À cet égard, et pour les raisons qui viennent d'être évoquées, Nuremberg constitue le
contre-exemple du procès Eichmann, tant par sa visée, son dispositif et, surtout, par la place qu'il
accorda aux témoins. C'est ce qui explique en partie pourquoi le procureur général d'Israël, Gidéon
Hausner, décida de faire porter le procès Eichmann sur « deux piliers et non un seul ; les pièces à
conviction et les dépositions des témoins »5
celui de 1945, c'est parce que le témoin fait, selon les mots d'Emmanuel Lévinas, effraction6
. Si ce procès marque donc une évolution par rapport à
dans
l'espace public. Si, avec Nuremberg, l'on ne pouvait pas ignorer les crimes de guerre, avec le procès
Eichmann, on ne peut pas se détourner de la souffrance des rescapés et du peuple juif.
Cette évolution judiciaire se fait parallèlement à une évolution éditoriale où les ouvrages de
témoignages sur les camps font florès et acquièrent une légitimité dans le champ littéraire, social
et épistémologique. À titre d'exemples sera publié, dès 1946, le premier témoignage sur les camps,
La Salamandre de l'écrivain juif Ka-Tzetnik qui fut interné dans le camp d'Auschwitz pendant deux
ans et qui échappa miraculeusement à la marche des morts commanditée par Heinrich Himmler
face à l'avancée fulgurante de l'armée soviétique. Malheureusement non traduit en français, cet
ouvrage sort des mains de celui qui marquera durablement le procès Eichmann puisque, lors
de son appel à la barre en tant que témoin à charge le 7 juin 1961, et après un récit caverneux,
étrange, il s'évanouit. À la différence d'un autre témoin qui s'évanouit lui aussi, Ka-Tzetnik ne
reviendra pas, mais continuera d'écrire comme si la justice devait se jouer sur une autre scène que
celle de l'institution judiciaire. À cet égard, l'hypothèse que nous souhaiterions mettre à l'épreuve,
en suivant de près les analyses conduites par Jean-François Lyotard, est qu'il y a entre droit et littérature,
moins une disjonction, moins une conjonction, que ce que Ludwig Wittgenstein appelle
un « jeu », un écart qui induit l'analyse de leur proximité et de leur différence.
Langue et resubjectivation
Si le procès Eichmann constitue à nos yeux un terrain d'analyse fructueux c'est, d'une part, parce
que le témoin y occupe une place centrale et, d'autre part, parce qu'entre le droit et la littérature
3. D. Lazard, Le procès de Nuremberg : récit d'un témoin, Les Éditions de la Nouvelle France, 1947, cité par A. Wieviorka, op. cit., p. 94.
4. Cité par A. Wieviorka, op. cit., p. 94.
5. G. Hausner, Justice à Jérusalem. Eichmann devant ses juges, Flammarion, 1966, p. 382.
6. E. Lévinas, Totalité et infini, Essai sur l'extériorité, Le livre de Poche, 1990, 346 pages.
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