Revue Droit & Littérature N°5-2021 - 311

Variétes
une telle expérience vécue lors d'un voyage de retour entre la Barbade et l'Europe. Un capitaine
incompétent, un navire mal avitaillé et une tempête chassant le navire devant elle laissent
le bâtiment totalement désemparé. Les marins de l'équipage décident de sacrifier les passagers
les uns après les autres en commençant par les plus gras et les mieux portants. Avant que le
projet soit exécuté, le navire est sauvé116
. Les aventures de Jean de Léry, qui avait été confronté
au cannibalisme dans le Nouveau Monde, le montrent aussi. Lors du voyage de retour, le
navire est à cours de vivres et Léry a été contraint de tuer et manger le perroquet qu'il ramenait
du Nouveau Monde ; mais avant de périr d'inanition, les voyageurs aperçoivent les côtes de
France. Léry rapporte les propos que le capitaine lui tient alors : si la situation avait duré plus
longtemps, il n'aurait pas fait tirer au sort comme cela est accoutumé en tel cas, il aurait désigné
un passager à tuer et manger117
.
Il est évident que la difficulté tient à la preuve du tirage au sort et à celle de l'acceptation par la
victime, laissant planer les plus grands doutes sur la réalité de la procédure effectuée, pourtant
considérée comme évidente par Pufendorf. Il en va ainsi dans l'aventure de la Peggy. Cette dernière
étant désemparée par plusieurs tempêtes, l'équipage se retrouve rapidement à cours de
vivres et finit par manger le chat du bord. Affamés, les hommes demandent au capitaine de tirer
au sort une victime. Craignant pour sa propre vie, ce dernier laisse faire et le sort tomba sur un
esclave noir qui était transporté. Après quelques jours, le capitaine organise lui-même le tirage au
sort, craignant à nouveau pour sa vie. Les matelots décident d'épargner la victime désignée
jusqu'au lendemain, jour où un navire les aperçoit et les sauve. C'est la version du capitaine, qui
n'a pas assisté au premier tirage au sort118
au sort119
. De même, quand les marins rescapés de la Sallie M. Stedman tuent en 1878 un de leurs
camarades devenu fou et le dévorent, il s'agit d'un marin noir. Les aventures de la Peggy ont peutêtre
inspiré un soi-disant récit autobiographique attribué au capitaine Pierre Viaud qui eut un
grand succès. Racontant son naufrage de 1766, Viaud tue et mange son esclave avec comme
justification : « il était à moi, je l'avais acheté pour me servir, quel plus grand service pouvait-il me
rendre ? »120
. L'argument est apparemment imparable : l'esclave est un bien meuble, le propriétaire
peut en disposer jusqu'à l'abusus. D'ailleurs Viaud ne le nomme jamais dans l'ouvrage et se
contente de l'appeler « le » ou « mon nègre », déshumanisant la future victime. Le capitaine
oublie cependant qu'en droit naturel, son raisonnement ne tient pas : sans être une personne juridique,
l'esclave reste un être humain à part entière. D'ailleurs, le récit est présenté de manière
dramatique, avec un meurtre horrible par coups et égorgements. Après le meurtre, les deux naufragés
prononcent un bénédicité cannibale121
, commencent par la tête à moitié cuite alors que les
véritables récits montrent que cette partie ainsi que les mains sont généralement épargnées comme
116. R. Ligon, A true & exat History of the Island of Barbadoes..., London, 1673, p. 120 : « (...) Our small remainder of provision came to an end.
But the Sea-men, who were the greater number, resolv'd, the Passengers should be drest and eaten, before any of them should goe to the Pot ; and so the next thing
to be thought on was, which of the Passengers should dye first, for they were all design'd to be eaten : So they resolved upon the fattest and healthfullest first, as
likeliest to be the best meat, and so the next, and next, as they eate cherries, the best first ».
117. J. de Lery, Histoire d'un voyage..., op. cit., p. 211-214.
118. D. Harrison, The Melancholy Narrative of the Distressful Voyage and Miraculous Deliverance of Captain David Harrison, London, 1766.
119. A. Duncan, The Marriner's Chronicle..., New-Haven, 1834.
120. P. Viaud, Naufrage et aventures de M. Pierre Viaud..., Bordeaux, 1768, p. 186 sqq., partic. p. 194.
121. Op. cit. : « Pardonnez à des infortunés, et bénissez au moins la nourriture affreuse qu'ils vont prendre, ne la leur rendez pas
funeste... elle leur a suffisamment coûté ».
Droit & Littérature - Numéro 5 311
. Les commentateurs ultérieurs n'ont pas cru au tirage

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