Contextes - Penser la technique juridique - 42

L'eMPIre De LA teChNIque Au rOyAuMe Du DrOIt

droit. Cette conception du droit, artisanale, mais déjà technicienne, enferme
le juriste dans l'atelier du droit. Au lieu de sculpter soi-même son être de
façon esthétique dans le marbre de la vertu, on attend d'un tiers qu'il sculpte
la règle dans notre rapport à autrui par divers artifices. Le droit était un
art de vie : il devient un métier, requiert une spécialisation. Dès lors, il n'y
a plus d'horizon, plus de vision. Or, sans horizon, sans vision, l'expérience
juridique s'assèche, s'asphyxie dans des considérations froides, dans des
calculs sans fin. Le calcul tue, la vision vivifie.
On assiste à un processus de technicisation du droit, mouvement de fond
qui prend son temps, mais qui prend racine. Sa logique, qui nous échappe,
conduit à un rétrécissement de la pensée sur les fins du droit, celles-ci se
précisant, en même temps qu'elles s'appauvrissent et sont moins ambitieuses, ce qui conduit à un accroissement des moyens censés permettre de
les atteindre. Ainsi, le concept de justice à la fois se voile-t-il et se préciset-il, par toutes sortes d'outils qui font du juste objectif la fin dernière en lieu
et place de l'harmonie, celle-ci ayant d'abord été mathématique du beau et
du juste milieu, avant de devenir exactitude dans les calculs. Le droit est de
plus en plus affaire de raison, produit de l'esprit scientifique, mur de lois et
de jugements élevé contre les passions, et de moins en moins l'expression
d'une tendance naturelle que l'homme aurait à cultiver. Le droit devient
mode de résolution de litiges, ensemble de procédés de répartition des
biens, requérant l'institution du tiers, le recours à un juge.
Le passage de la justice générale à la justice particulière n'a donc pas tout
de suite rétréci l'univers du droit : c'est lorsque la justice particulière n'a
plus signifié harmonie mais égalité géométrique et arithmétique, que l'on
est entré dans l'ère des calculs infinis22 et que les fins ont commencé à se
confondre avec une forme de rationalité, puis avec les moyens employés
pour les atteindre.
Pourquoi cette obsession mathématique ? Sans doute, le souci de précision, de rigueur, de logique, vient-il d'une inquiétude plus profonde encore
que la peur de l'arbitraire ou de l'injustice23. Sans doute est-il tourné vers
22. On peut se demander si l'homme est réellement plus juste que les autres animaux ou
s'il est simplement plus conscient qu'eux de l'œuvre de justice qu'il réalise et signe dans une
langue qui n'appartient qu'à lui. C'est ainsi que M. de Montaigne interroge la civilisation,
le progrès, le sens et la portée de toutes nos constructions, notant que « si c'est justice de
rendre à chacun ce qui lui est deu, les bestes qui servent, aiment et deffendent leurs bien
faicteurs, et qui poursuyvent et outragent les estrangers et ceux qui les offensent, elles
représentent en cela quelque air de nostre justice : comme aussi en conservant une equalité,
très équitable en la dispensation de leurs biens à leurs petits » (Essais, Leyden, J. Doreau,
1602, chap. XII, « Apologie de raimond de Sebonde », p. 412).
23. V. A. Desrameaux, « Interprétation et mathématisation du droit dans la littérature
juridique au xviiie siècle », Colloque de la SHD sur le thème de l'Interprétation (Besançon),
31 mai 2013, à paraître aux PuFC en 2018.

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